Je suis resté perplexe quand on m’a proposé de participer à Mots et images de la résistance parce que j’avais l’impression de n’avoir rien à dire sur le rapport entre les œuvres et la crise que traverse en ce moment le Québec. Sur la page Facebook de l’événement, il était question d’« armes de résistance », de « bouées intellectuelles ». J’ai déjà cru que les livres étaient des armes, tant par leur forme et leur masse que par la lecture qu’on en faisait, lecture dirigée vers et contre, lecture intéressée en somme, volonté de réécrire le monde à coups d’œuvres choisies… Or, devant la violence réelle, je suis moins convaincu de la force de cette réécriture.
Voilà des semaines que je ne lis ou que je ne regarde plus grand-chose. Qu’on me comprenne bien, quand je dis « plus grand-chose » ce n’est pas exactement que j’ai arrêté, c’est plutôt que je ne peux plus m’arrêter à l’autre dans l’œuvre, c’est la bouée peut-être, que je recherche, un écho ou une réponse, je ne sais pas. J’ai ressorti le vieux Aragon tout cassé de ma mère ex-staliniste de bungalow, j’ai bien repassé dans ma tête les mots du Chant des morts de Reverdy ou les images de Cria Cuervos de Saura, des Ordres de Brault, du Corbeau de Clouzot, mais je n’ai pas pu aborder une seule œuvre en tant qu’œuvre, j’ai cherché à me retrouver ou à nous retrouver en elles, j’ai oublié leur souplesse et leur étrangeté, je les ai abandonnées, au fond.
Bien sûr, le problème ne vient pas des œuvres en soi. C’est sans doute moi qui me suis enfoncé trop profondément dans cette grève. Je porte encore sur le bras ce soir les traces du coup de matraque d’hier, j’ai été gazé, poivré, je ne me souviens pas de tous les blessés que j’ai vus en douleurs au sol, il ne me reste de cette souffrance qu’une sorte de pâte, de mélasse informe qui englue mes rêves de charges d’antiémeute et de grenades assourdissantes.
« Tu n’es pas mort en vain Gilles et tu persistes en nos saisons
remueuses
Et nous aussi nous persistons comme le rire des vagues au fond
de chaque anse pleureuse »
Je repasse dans ma tête les mots que Jacques Brault adresse à son frère Gilles, mort durant la campagne de Sicile, et je les lis un peu de travers pour voir un bout de notre cause dans ce peuple qui « apprend à se mettre debout ». Le Gilles du poème est mort pour nous, contre les injonctions et les lois matraque. Il persiste en cette saison remueuse. Tout ça est ridicule, bien sûr. Aussi ridicule que l’indignation permanente de mon fil Twitter ou Facebook qui relève chaque chronique idiote ou chaque murmure de répression.
Je parle comme si écrire un poème après Victoriaville était barbare, mais je ne cherche au fond qu’à retrouver la poésie, qu’à retrouver toute la profondeur des lignes de Brault, pris que je suis avec les images mentales de la résistance qui me font sursauter quand le livreur d’Amazon frappe à ma porte. « Et nous aussi nous persistons comme le rire des vagues au fond de chaque anse pleureuse ».
J’aimerais que notre cause persiste comme le rire des vagues plutôt que de la voir pourrir dans les ruelles du centre-ville. Que nous puissions garder la force de nos idées plutôt que de nous perdre dans la colère, retrouver la tranquillité puissante du poème de Brault, mais je ne vois pas comment faire devant autant d’injustices et de douleur. Peut-être y a-t-il un temps pour la résistance et un temps pour la poésie, je ne suis sûr de rien aujourd’hui.
Samuel Mercier