Quand j’ai vu le titre du dernier Chamberland, je n’ai pas pu m’empêcher de rouler des yeux. Les pantins de la destruction, rien de moins ! Pourquoi par les Chevaliers de l’Apocalypse tant qu’à faire ? N’étant pas trop sûr d’avoir affaire à un essai ou à un livre dont vous êtes le héros, je me suis attelé à la lecture, en me demandant bien si la verve de l’auteur saurait être à la hauteur du titre outrancier dont il a paré son pamphlet. Et je ne fus pas déçu.
Aux grands maux, les grands remèdes, dit-on. Chamberland est d’ailleurs un habitué de la bêtise humaine et de ses penchants autodestructeurs et, en indécrottable humaniste qu’il est, il a passé toute sa carrière à chercher les mots justes pour fonder un monde meilleur, quitte à sortir des sentiers battus, quitte à être marginalisé. En témoigne son parcours parfois difficile à suivre : d’abord séminariste, il a ensuite été cofondateur de Parti pris, puis il s’est converti à l’idéal utopiste de la contre-culture pour finalement intégrer le giron universitaire. Une constante, toutefois, sous forme de question : comment peut-on mieux vivre dans une société aliénée ?
Les pantins de la destruction reprend cette interrogation en s’attaquant à ce que le poète et essayiste décrit comme « la pulsion d’agression » qui fait des « [puissants] les vecteurs de la Destruction. » Il la révèle au moyen de l’analyse du discours de ces chefs d’état au temps de l’agitation collective du Printemps érable où, au nom de la paix et de l’ordre, on les surprend à défendre un système dont la visée serait de « Bâillonner et au besoin incriminer tout sujet politique qui tient pour un devoir légitime d’intervenir publiquement face à des abus ou à des injustices […] ». Selon l’auteur d’En nouvelle barbarie, la crise a permis d’ébruiter la vision du monde des Lucides, Raymond Bachand, Maxime Bernier et autre Bernie Ecclestone, et de leur épigones :
Ce que veulent les Paul Desmarais de ce monde, père et fils, c’est la mise au pas des citoyens. La manœuvre consiste à réduire le champ de l’institution démocratique à une combinatoire procédurale des rapports de force. L’objectif de leur « gouvernance » est d’adapter la « population » aux besoins de l’oligarchie -à la voracité souveraine des truands BCBG de la finance.
La métaphore qui répond parfaitement à leurs aspirations sociales est celle du pantin, d’un corps sans âme guidé par le doigté d’un machiniste en arrière-scène. D’où l’utilisation par Chamberland de ces guillemets qui enserrent les termes « gouvernance » et « population » : ils sont vidés de leur substance afin de servir d’alibi aux basses manœuvres de ceux qui manipulent les faits et gestes de leurs marionnettes, ceux qui agissent, dixit l’essayiste, « comme s’ils étaient les propriétaires du réel. »
Le politique régresse alors à une politique du biologique : les citoyens-pantins sont délestés de leur libre arbitre pour devenir des « citoyens-symbiotes », des cellules au sein du grand corps social. Gérer des corps est tellement plus simple que de gérer des esprits : c’est ce que l’auteur d’Une politique de la douleur appelle, à la suite d’Agamben, la politique de « la vie nue ». On se bat désormais pour notre droit à la vie plutôt qu’à celui au bonheur, tandis que prolifèrent les mesures de sécurité, que l’ADN nous tient lieu d’identité et qu’on brevète le vivant à tour de bras. Les conséquences de cette politique de la « vie nue » sont multiples, mais la chose la plus importante à savoir sur elle est que, selon Agamben, son « lieu paradigmatique » est « le camp de concentration ». Voilà une manifestation de la loi de Godwin qui ne fait rire personne.
Au final, comment combattre les ambitions globalitaires de ces ploutocrates dont le potentiel destructeur est décuplé par les récentes avancées technologiques ? Comment remédier à l’aveuglement volontaire de millions d’individus aux heures de grande écoute ? Opposer aux pulsions destructrices de Thanatos celles d’Éros, « la pulsion de vie », celle qui a « la capacité d’entretenir la cohésion sociale ». En elle se trouverait « l’amorce d’une nouvelle civilisation », d’où pourrait émerger une communauté rassemblée autour de la conviction de « l’inéluctable faiblesse de notre chair. » « Et c’est précisément depuis cette faiblesse qu’il nous serait donner de puiser la ressource d’une puissance dont on tiendrait tangiblement la preuve dans la propagation d’un cercle de sollicitude fièrement soustrait à l’avancée de l’inhumain, à l’emprise du maître illusionniste Thanatos. »
Bien entendu, on pourrait reprocher à Chamberland son manque de mesure dans les solutions qu’il propose. Devant l’ampleur de la menace annoncée, la tentation utopiste semble un bien mince remède. Cela revient à opposer, selon cette dialectique, le rêve à la réalité, ce qui a bien peu de chances d’endiguer un tant soit peu la marche de ce qu’il appelle la « Némocratie ». L’attente qu’il prescrit, aussi désespérée soit-elle, aussi lucide se veut-elle, demeure attente : elle témoigne d’une impuissance qui repose sur un pari en l’avenir. En d’autres mots, il faudrait tenir bon en attendant les « conditions gagnantes », pour reprendre une expression bien connue.
Mais peut-il en être autrement ? Ne faudrait-il pas plutôt prendre les devants et combattre le feu par le feu ? Enlever des présidents d’entreprises et faire sauter des bombes ? C’est ce qui est arrivé un peu partout en Occident dans les années 70 : regardez où cela nous a menés. La solution réside toujours ailleurs, et l’essai de Chamberland trace les contours d’un étrange héroïsme, étrange, car négatif, qu’on retrouve tout résumé dans le titre de son dernier recueil de poésie : Cœur creuset. Aller à l’autre avec générosité, l’accueillir avec bonté : le geste le plus décisif pourrait bien être le plus insignifiant, mais aussi, bizarrement, le plus difficile. Là réside tout le problème.
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