Si la littérature contemporaine peut faire quelque chose, c’est bien de réussir à parler à son époque. C’est offrir un livre qui déclenche un sentiment à la limite du déjà-vu, dans lequel on se reconnaît ; qui génère même un beau grand « criss, c’est moé! » à propos d’un personnage. Carnaval divers, de Jean-Philippe Tremblay, fait exactement ça. J’ai même commencé à l’appelé Carnaval divers sale tellement je me reconnais dans l’éthos du narrateur semi-errant.
Une grande puissance se dégage des pages du recueil ; il nous emporte dans la vague de son retentissement. Le narrateur s’emporte – et nous avec lui – contre une certaine absurdité des choses, contre les gens qui l’incarnent. « Quand tout porte à croire à rien » et que s’universalise une tendance à « aplatir l’audace à coups de pelle et s’enterrer [soi]-même dans l’importance de la température », les perspectives d’avenir sont sombres et vaut mieux, tout compte fait, faire l’amour saoul tous les jours. Et c’est quand même le fun faire ça.
Contre la hiérarchie des valeurs actuelles, le narrateur laisse tomber les majuscules pour les distribuer aux mots qui en mériteraient vraiment. Une nouvelle hiérarchie sémantique s’installe. Table rase de l’attribution des majuscules. Et rares sont les tables rases.
La prose de Tremblay oscille ; c’est un mouvement de balancier entre la dénonciation acérée et l’abandon des bras qu’on baisse devant une tâche bien trop grande. Devant cette incommensurable superficialité des choses, mais surtout, devant le grand vide général, il ne reste plus rien à faire. Parmi les « explorateur[s] de centre d’achat », personne n’écoutera le narrateur. Ils ne partagent pas les mêmes paroles ; ils n’ont pas de parole. Ce n’est que « la danse d’un langage de bribes décoratives » ; le « grognement de monosyllabes de filles sourires fille jaune-orange de cancers ciselés modèles de base ».
Carnaval divers, c’est la frustration qu’on vit en expliquant à un douche que ses valeurs de muscles et de chars sont fakes.
C’est se faire répondre « ta yeule esti de fif » par quelqu’un à qui on indique qu’envoyer chier un homosexuel quand on porte une chemise rose tight, ça donne l’impression qu’on refoule quelque chose.
C’est vouloir péter la yeule à quelqu’un et laisser tomber tout de suite.
Sous ce régime de l’absurde, une place bien particulière est laissée au poète qui incarne un peu l’environnement qui l’a vu naître : « parle-leur de toi tes fissures tes orifices ta petite âme beige civilisée jusque dans les os jusqu’en dehors du sens fais-leur des images absurdes énigmatiques impénétrables stériles en dehors des cercles d’initiés des images de chaos qui chantent de gestes habituels où entre la signification magique de la destinée du monde d’errances urbaines déambulatoires de ruelles où de petits oiseaux incarnent le sensible le corps mou du statu quo new-age ». Tout ça, personne ne le comprendra. Tout ça pour « qu’on lui danse dans la face en calant nos bières et qu’on se sente juste un peu étourdis un peu comme [lui] ».
Carnaval divers met en scène une révolte intérieure. Dans L’homme révolté, Camus (je plogue des affaires) parle de « révolte métaphysique », celle qui « est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière ». Le narrateur dénonce avec une authenticité qui touche instantanément, et, faute de destinataire, sa révolte ne semble pas possible. Le déroulement des chapitres nous fait passer du Ils au Nous et au Tu alors que l’attaque glisse vers l’intimité, berceau d’autre chose.
Que dire « quand les sourires sont fakes goûtent l’épouvante », et comment, réellement, réussir à ne pas vivre cette épouvante?
Carnaval divers est la plus belle claque su’a yeule que j’ai vécue de ma vie. (Et j’en ai mangé des claques) [non pas tant que ça] – quand même.
Charles Dionne
@dionnecharles
Publié aux Éditions de L’Écrou: ICI