La rubrique Des nouvelles de Ma mère était hipster retrace, chaque mercredi, nos articles coups de coeur de ce site culturel montréalais qu’on aime d’amour.
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Photo: Jérémie Battaglia
Lorsque je vais au théâtre, j’ai un petit rituel auquel je tiens. Malgré les multiples publications, annonces et vidéos promotionnelles des pièces à venir, je m’abstiens de les regarder et de m’en laisser influencer. Dès que les lumières s’éteignent dans la salle et que le jeu se met en place, je veux me laisser imprégner totalement par cette œuvre devant moi, me laisser porter par celle-ci, sans a priori. C’est dans cet esprit que je suis allée voir la première de la pièce Bienveillance, de l’auteure Fanny Britt à l’Espace Go. Bien que cette pièce ait été montée et présentée déjà cet été en Gaspésie (Carleton-sur-Mer), il y avait dans le hall du théâtre une ambiance de fête digne d’une première représentation. Je me délectais donc de la suite.
Dès les premières paroles du comédien Patrice Dubois, qui incarne le rôle principal, j’ai noté un certain plaisir naturel en lui à vouloir transmettre au public la voix de son personnage, Gilles Jean, un avocat en quête de victoire en visite chez son ami d’enfance Bruno, après plus d’une décennie de séparation due aux aléas de la vie, dans le patelin où ils ont grandi, le village de Bienveillance. Bien que Gilles et Bruno aient un passé commun, ils ont une cause juridique entre eux qui les éloigne. Bruno est le beau-père d’un enfant, Zackary, dans le coma depuis des semaines à l’hôpital, et sa femme et lui poursuivent les services médicaux d’urgence arrivés sur les lieux trop tard après que l’enfant ait fait une chute de plusieurs mètres. Gilles Jean représente les services d’urgence dans ce procès contre son ami d’enfance. Une délicate situation qui amènera le personnage principal à questionner l’amitié. Cette cause est donc au cœur de leurs liens et devient une sorte de paravent cachant une rivière de non-dits entre les deux hommes. Le constat que fera Gilles pour se libérer de cette tension tient en une seule phrase qu’il répétera plusieurs fois : « quand on aime, il faut partir ».
« Entre la bonté et moi, il y a une autoroute de campagne devant un verger. Vouloir être bon, c’est vouloir atteindre un pommier pour cueillir une pomme alors que je suis de l’autre côté de l’autoroute. » — Gilles Jean
Nous entrons tranquillement dans l’univers des personnages à travers des parcelles d’histoires sur leur vécu. Le personnage principal devient aussi le narrateur de sa propre histoire ainsi que celle de sa mère, son ami Bruno, et la femme de celui-ci. La narration entre deux dialogues est insérée avec un jeu de lumière pour ne retrouver que Gilles Jean, témoin des anecdotes de vie de ses proches. Malgré le caractère dur de l’avocat rendu, professionnellement rendu au sommet, ses instants de narration et la reconstitution de son passé à Bienveillance montrent l’envers de la médaille : la tendre vulnérabilité d’un homme ayant vécu sa vie avec ses propres fantômes, celles de ses trois frères, deux morts, un autre enlevé de sa mère. Il alimente aussi sa conscience de l’image de son père s’étant suicidé peu après avoir quitté sa mère. D’ailleurs, un bout de la pièce met les deux personnages en scène, l’avocat en complet dialoguant avec le père qu’il n’a jamais connu, figé dans les années 1970, et vêtu en vrai hippie. Drôle et touchant.
Photo: Jérémie Battaglia
Le texte est riche, diversifié, et engendre inévitablement un questionnement philosophique quant aux fondements moraux derrière les duplicités humaines. Cette pièce est en effet un espace de réflexion sur la volonté de l’être humain à vouloir atteindre cette qualité à faire le bien pour son entourage, malgré ses aspirations individuelles et désirs égoïstes. Un dilemme que chaque individu aura à affronter dans la vie. L’individu dépend de son entourage dans ses choix, ses actions : Gilles Jean trouvera son chemin dans cette existence grâce au contact de ses amis et sa mère, et ce, dans le souci de leur bien. Un geste qu’il considère comme de la bonté, tout simplement, et qui le satisfera lui ainsi que les autres.
Les décors de Bienveillance rappellent la campagne avec une proposition de verger, un meuble champêtre de même que l’urbanité avec des poteaux, fils électriques et câbles satellites, pour illustrer la dualité de l’environnement dans lequel Gilles Jean vit. La femme de Bruno, interprétée par Sylvie de Morais, pourrait tomber dans la caricature étant donné qu’elle joue une femme qui parait à la base un peu sotte. Mais sous ces airs se cache une grande tristesse, celle d’une mère complètement affligée par l’état végétatif de son fils. Le caractère idiot de la femme est relayé au deuxième plan devant cette mélancolie qui ressort de ce personnage. Les acteurs sont beaux à voir. J’ai ressenti la nervosité sur scène en cette soirée de première à Montréal, mais cela n’ombrageait en aucun cas l’histoire. Le jeu des comédiens était tout de même vrai, senti, et sensible.
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