Samuel Mercier – Double jeu




« Je sais que vous êtes encore jeunes. Peut-être que vous pourrez pas comprendre, saisir le fondement de ce que je suis en train de dire, mais c’est loin d’être une raison pour pas essayer, pour abandonner comme des lavettes sans âme qui connaissent rien à la balle. À votre âge, je tournais déjà les doubles jeux comme personne dans le Moustique B, et si je réussissais c’est parce que je savais visualiser. Vous me suivez ? Vi-su-a-liser. On a beau avoir un bras, la vitesse, le gant, tout; ça sert à rien d’essayer le double jeu si on est pas capables de voir à l’avance la trajectoire de la balle, de la sentir se déplacer dans l’air qui entoure le terrain, le sable en suspension, le frottement sur les coutures, ses imperfections les plus intimes; voir le gant de son coéquipier aussi, l’attrapé, le son, le resserrement du cuir sur le cuir, la chaleur, la chair de la main qui la saisit, son relief et le vol qu’elle fera ensuite jusqu’au premier but.





Autrement on est pas mieux que les frémilles qui viennent cramer sur les réflecteurs du terrain à la brunante, autrement c’est plus de l’art, c’est plus de la balle, c’est animal, et la balle a rien d’animal, ça reste le produit du mental et de la civilisation. C’est pas pour rien que les sauvages jouaient pas à la balle : ils préféraient peut-être passer leurs grandes journées à rien faire, la chasse, la pêche, l’animal, mais certainement pas jouer à la balle. Nous, on est différents, on comprend qu’il y a des règles, qu’on peut pas se contenter de jouer du tambour et de danser autour d’un feu, qu’il faut tracer deux lignes de craie, poser des buts, circonscrire l’avant-champ, tondre la pelouse pour délimiter la civilisation. Tu comprends ça toi, Goulet ? Hein ? Quand tu buntes et que tu te jettes comme une bête sur le premier but, la langue pendante, les yeux rougis par l’effort de la course, vides, vitreux, idiots, comme si tu voulais manger le coussin, le posséder brutalement. C’est bien pour courir, être animal, mais c’est pas comme ça que tu réussiras un jour à le tourner, ton double jeu. Pour ça, il faudrait que tu mettes la rage de côté, que tu cesses de penser que tu peux devenir Mark Grudzielanek en te jetant partout comme un papillon de nuit qui prend les spots halogènes pour la pleine lune, et que tu penses à l’ordre, à la raison, au mental, que tu mettes de côté les filles et le rêve pour voir le gant de ton coéquipier, que tu puisses en sentir même l’odeur du revêtement.





Quand j’avais ton âge, je passais mon été sur le terrain et, non, je pratiquais pas nécessairement comme les autres peuvent le faire. Mais, contrairement à vous qui passez votre temps à fumer en cachette dans le dugout ou à regarder les boules de la petite Létourneau, je me tenais dans l’avant-champ, les deux pieds dans la poussière, et je visualisais. Je vi-su-a-lisais. L’odeur. La chair. Le cuir. Le resserement de la coquille. La craie. L’herbe. La sueur. La position. Le sang. La trajectoire de la balle. Celle que j’enverrais à mon coéquipier. Tu me suis Goulet ? Pourquoi tu pleures Goulet ? Hein ? Pourquoi tu pleures ? Ce que je dis est simple : il faut sentir, oublier les seins de la petite Létourneau, arrêter de penser aux boules et penser à la balle que tu dois envoyer, tu dois exister pour cette balle, oublier le reste, qu’elle devienne son prolongement. Quand tu feras ça tu seras un homme et si, comme pour moi, le deuxième but est trop faible pour attraper toute la force mentale de ton tir, tu sauras que c’est lui qui flanche, que c’est lui qui a oublié d’oublier le reste, que c’est lui la lavette, mais tu pourras te dire que, toi, au moins, tu l’avais, tu étais la balle dans toute sa force civilisatrice. Pourquoi tu pleures Goulet ? Tu penses que tes coéquipiers vont pas comprendre la force qui est en toi et que tu es pas tout à fait encore capable de saisir à moins que je te montre la voie ? Oublie-les, ils sont trop faibles, et les champions savent bien se faire accuser. Tu as été choisi, Goulet. Ils ne m’ont pas compris non plus, ils m’ont recalé, humilié, insulté, trahi, mais je sais que si j’envoie la balle encore aujourd’hui, elle sera parfaite, parfaite jusqu’au deuxième but. Regarde-moi, Goulet. Regarde-moi. »



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