Michel Nareau – Cartes du territoire





« J’affronte des fantômes, peut-être,
mais aucune bataille n’est plus ardue,
sauf celle qui conduit l’escrimeur à planter en vain
son épée entre les côtes des squelettes. » (Pierre Senges)





Tu sais que tu es seul
Tu jubiles d’être seul
Tu n’as avec toi que tes fantômes de carton
Tu t’effoires sur le sofa de la cave
Tu appelles ce lieu ta grotte
Du Mister Freeze bleu te coule sur le menton
Tu es bien
Tu es oublié


Tu écoutes
Tu sais que tu n’as que ces voix
Pour clamer que ton silence n’est pas tout
Le baseball est la vibration qui t’habite
Ta fréquence
Tu te tapes même les lignes ouvertes de Pierre Pascau pour t’endormir avec la preuve de tes défaites montréalaises
Tu connais la Dofasco qui commandite tes insomnies
Tu aimes les histoires qui ont des résumés


Tu communiques avec tes cartes
Des récits épiques en forme de points produits
L’odeur de gomme t’enveloppe
Tu te rappelles que la victoire est sucrée quand tu l’espères
Tu aimes moins la surprise de déballer de nouvelles cartes
Qu’organiser, par équipe, par année, par position tes semblables


Kent Tekulve te semble songé avec ses lunettes
Tu préfères la moustache de Rollie Fingers à celle de ton père
Si Jérôme est ton meilleur ami
C’est qu’il ressemble à Tim Wallach
Tu apprends l’anglais en comparant les anecdotes sur tes cartes O-Pee-Chee
Le mot earned te semble grave


Tu sais que chaque set de cartes est une strate
Une année au classement de ta vie
Un été domestique
Une trace de tes peurs
Une version de tes promesses non tenues


Tu adores le design de cette année
Le trait oblique
Les couleurs joyeuses
Les poses figées des voltigeurs
Le lettrage carré
Les majuscules qui s’exclament
Les italiques et le gras dans les statistiques
Les quiz sur le verso verdâtre (tu apprends la vie de Paul Molitor, carte numéro 395, et tu tiens cette information pour capitale)
L’abondance de moustaches
Les pères en provision, en paquets de cinq (tu aimerais que le tien sente la gomme balloune rose)
Les cogneurs de .300
Les lanceurs de balles sous-marines
Les tricheurs qui mouillent la balle
C’est Rodger qui l’a dit entre deux vols de buts
Mais tu n’as pas trop compris parce qu’il ne finit jamais ses phrases
Et que Joe Hesketh vient de passer Andy Van Slyke dans la mitaine


Durant les commerciaux
Tu disposes ton univers
Pour qu’à chaque début de manche le terrain apparaisse sur le plancher
Neuf cartes en forme de diamant
Un tarot où tu lis ton avenir
Tu construis ton destin en te chargeant de noms exotiques
Mitch Webster, Razor Shines, Andres Galarraga, Floyd Youmans, Hubie Brooks, Randy St.-Claire sont tes guerriers infatigables
Et Rodger s’égosille autour de toi
Tu es en quatrième manche et tu survoles St-Louis
Tu t’imagines la porte de l’Ouest comme un McDo géant
Tu as vu celle du Nord sur la 15
Tu n’es jamais allé aux États-Unis
Même pas à Old Orchard ni à Plattsburgh (tu voudrais aller y acheter une boîte de Donruss)
mais tu imagines du gazon partout et des foules et des hot-dogs moutarde et des bretzels géants et des vedettes dans les gradins et des stades mythiques(même si le mots t’est étranger) et des pistes d’avertissement aux signaux secrets et des gradins vides et des gradins remplis et des joueurs en noir et blanc et des records imbattables comme ceux de Lajoie et de Aaron et des commentateurs colorés et des anciens joueurs qui signent des autographes et des camps d’entraînement qui sentent le printemps et des joueurs bedonnants et des pompiers et du stock de longue relève et des tableaux indicateurs et des lignes blanches en direction de l’infini et des monstres verts et des plaques commémoratives et des temples pleins de renommés (par qui?) et des réservistes et des promotions spéciales et des marchands de vitesse
Tu voudrais vendre de la vitesse
Tu voudrais contourner les buts
Et tu voudrais remplir les coussins (mais tu détestes la ouate)
Et tu voudrais fermer la porte (À Stéphane qui t’appelle M. Quaker au ballon-chasseur parce que ta voix sonne comme du gruau)


Les histoires viennent toujours d’ailleurs
(Elles ont des mots doux, des images fortes qui t’arrachent au silence)
D’un Chicago vinicole, d’un San Diego balloté entre Marines et curés, d’une ville engendrée par un oiseau rouge, d’une autre fière de ses pirates et des trois rivières
Tu te fais une géographie (où les populations urbaines se quantifient en nombre de spectateurs, Atlanta étant un trou)
Tu ouvres souvent l’atlas, pour situer les triples sur la mappe
Les histoires sont décalées par les fuseaux horaires, par les amortis sur la ligne du troisième
Tu sais que pour être écouté à la récréation, tu dois étirer tes histoires
C’est Jacques qui te l’a appris
Il t’a parlé de Jackie Robinson de la deuxième à la septième manche
Deux trois ballons au champ centre t’ont empêché de connaître la suite
Tu as perçu ton exaspération
Tu aurais voulu qu’il continue
Tu apprends à ne plus être seul
En te servant des histoires sportives
Demain, tu pourras te vanter de savoir

Que l’avion de Lindbergh, c’était le Spirit of St. Louis



Jacques annonce une chandelle au deuxième, et tu déplaces la carte de Vince Law
Un retrait de comptabilisé
Le jeu bouge dans ta tête
Tu as la paresse rythmée du baseball en toi
Tu es seul
Et ta solitude est peuplée de petits fantômes de carton pastel
D’adultes en pyjama que tu possèdes et échanges
De voix graves qui s’enthousiasment pour une quatrième balle haute et à l’intérieur
Tu sais maintenant que ta voie est quelque part dans l’allée


Tu fermes ta radio
Tu ramasses tes cartes
Tu mets Tim Raines sur le dessus de la pile
Tu sens dans ta main la masse des cartes, leur poids, la densité des destins que tu possèdes
Tu laisses la défaite des Expos pénétrer en toi
Septembre est là et la saison ne veut plus rien dire
Tu y seras encore demain soir
Bryn Smith montera sur le monticule (Jacques l’a confirmé)
Tu visualises déjà sa barbe rousse
Et ses balles rapides pas très rapides
Tu ne t’attends même pas à une victoire





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