Mathieu Poulin – Attendre sa balle

         

            Cela faisait maintenant douze jours, huit heures et vingt-trois minutes que Nathaniel Bélanger  ‒ à qui nul n’aurait un jour prédit une telle gloire sportive ‒ attendait sa balle. Solidement installé au marbre, l’œil aguerri, la batte décrivant de subtils cercles dans l’air frais et humide de cette fin d’été, Bélanger devait lutter contre la fatigue et, surtout, contre l’écrasante pression qui augmentait à chaque lancer jugé insatisfaisant. Devant le regard fasciné d’une foule sans cesse grandissante, celui que ses coéquipiers surnommaient avec humour (et une pointe de franche critique) « batteux slaque » avait déjà laissé passer plus de quinze mille balles, pourtant toutes données avec bonne foi par Joachim « pas pire » Bibeau, le désormais fort malheureux lanceur de l’équipe adverse. Il faut dire que cette situation d’apparence absurde était justifiée par son contexte : grande finale de la ligue, bas de la neuvième manche, l’adversaire menant 12-11, deux retraits, les buts remplis. Si Bélanger réussissait le coup sûr, son équipe était encore dans le match et avait une chance de l’emporter. Si, comme à son habitude, il s’élançait dans le vide ou frappait un médiocre roulant allant honteusement choir à quelques pieds d’un joueur défensif, c’en était fait des espoirs des siens. Par sa faute. Et comme les règlements lâchement négociés de sa ligue stipulaient qu’un frappeur pouvait rester au marbre tant et aussi longtemps qu’il ne se compromettait pas trois fois ou qu’il ne se faisait retirer après avoir cogné, il avait décidé d’être patient.


          La saison avait commencé trois mois plus tôt. Bélanger avait joint les rangs de cette ligue amicale de balle-molle un peu par accident, après avoir entendu son ami Steeven St-Amand tenter de recruter des gros bras lors d’une veillée au Bruno Sport Bar, sur Beaubien. Malgré sa grand gueule et son charisme de gars de région, St-Amand avait eu une évidente difficulté à mener à bien sa mission de repêchage, se faisant plus souvent qu’autrement répondre que « le baseball c’est plate en tabarnaque, pis anyway j’ai pas de mitte ». Bon joueur, il n’avait pas insisté et avait vite opté pour concentrer ses forces sur sa brosse, de manière à atteindre au moins un de ses objectifs de soirée. Mais Bélanger, qui n’avait pas d’emblée été considéré, se sentit bizarrement interpellé. Il ne se faisait pas d’illusions. Sur le plan athlétique, il n’avait absolument rien à offrir. En revanche, il avait un atout majeur parce que de plus en plus rare : un match de balle, lui, il trouvait ça captivant. Laissé par sa blonde à la fin de l’hiver parce que, selon elle, il manquait cruellement de « drive », Nathaniel avait dû déménager et, dans très un rare moment d’impulsivité, s’était greillé d’une 46 pouces HD branchée sur le câble. Puis, un soir d’avril, en zappant sans trop d’aplomb, il était atterri à RDS, où était présenté le match d’ouverture des Red Sox de Boston. Sa connaissance du sport était alors rudimentaire, mais suffisante pour qu’il décide de déposer la télécommande. Trois heures plus tard, les yeux grands ouverts, tous les cuticules arrachés, il put enfin expirer convenablement. Fasciné par ce qu’il venait de voir, l’âme agréablement rongée par l’extrême tension qui s’imposait désormais à ses yeux comme la principale caractéristique du baseball, il éteint son téléviseur, repu, nota la date du match suivant et passa la nuit à errer sur Wikipedia, du Fenway Park au bunt, en passant par F.P. Santangelo et les Ruppert Mundys.


            Toujours est-il qu’après avoir longuement pesé les pours et les contres du passage de la passivité à l’activité, Bélanger, alcool aidant, profita du last call pour aller voir St-Amand, lui payer un shooter de Jameson et lui faire part de son intérêt à joindre la ligue dont il faisait l’inefficace promotion. Deux semaines plus tard, la balle était en jeu au Parc Laurier et Nathaniel, nerveux, avait les crampons bien ancrés dans la pelouse du champ gauche. Pour le moment, cette position de relatif retrait lui convenait bien, d’autant plus que les premiers frappeurs adverses, sans doute encore ankylosés par plusieurs mois de repos physique, semblaient plus disposés à gueuler des pointes sympathiquement arrogantes qu’à cogner la balle de façon réellement convaincante. Ce lent départ lui permettait donc de s’acclimater à son nouvel environnement. Une obligatoire cannette de bière trônant entre les pieds, Bélanger jouissait d’une vue privilégiée sur ses coéquipiers et avait tout le loisir de les observer à son aise sans que ceux-ci n’en soient incommodés. Ça faisait beaucoup de noms à apprendre d’un coup, mais il était déterminé à le réussir le plus rapidement possible, histoire de faciliter son intégration au groupe. Groupe qui, il devait bien se l’avouer, l’intimidait ; à part lui, tous se connaissaient déjà, ayant travaillé ou étudié ensemble. Heureusement, malgré sa presque maladive tendance à l’hésitation, il n’était pas totalement dénué d’aptitudes sociales et avait bon espoir de percer sans trop tarder le mur d’anecdotes hermétiques qui se dressait pour l’instant entre ses nouveaux comparses et lui. Tour à tour, durant la première manche, il passa donc en revue leurs différents pedigrees : au premier but, J-F Bissonnette, preneur de son qui portait une vieille casquette mauve et turquoise des Hornets de Charlotte et qui jouait en skinny jeans ; au deuxième, Giuseppe « Minchione » Ricci, opérateur steadicam, anglo du groupe et amateur honnête de Michael Bay ; au troisième, Ovide « le pinch » Magnant, doctorant atteint d’alopécie qui tentait tant bien que mal de chiquer du tabac à la cerise noire ; à l’arrêt-court, Marc-André Grondin, oui oui, le gars de C.R.A.Z.Y. ; au champ droit, Claude-Emmanuelle « Manue » Beauchamp, up-and-coming scénariste appréciée pour sa beauté déconcertante et son parler d’une vulgarité sans nom ; au champ centre, St-Amand, gros Beauceron assistant de prod que Bélanger avait connu lors de sa seule session en études cinématographiques ; derrière le marbre, Vanessa Dubé, monteuse chétive qui laissait s’échapper un petit cri à chaque lancer fait en sa direction (c’est-à-dire pas mal tous les lancers) ; puis, au monticule, Victor « le menotteur » Laviolette, acteur sans contrat depuis qu’il avait incarné un policier figurant dans deux épisodes de 19-2 et ayant une forte tendance à lancer vers l’intérieur. Unis, ils formaient les Toastés de St-Eustache. Non pas qu’ils provenaient réellement de cette jadis patriotique banlieue de la couronne nord, mais leur sensibilité artistique les faisait apprécier l’allitération.


           La moitié initiale de la première manche s’était déroulée sans trop d’histoires : un retrait au bâton, un coup sûr résultant d’un mauvais relais de Pinch à Bissonnette, puis un faible ballon attrapé à l’avant-champ par Manue et relayé au premier, retirant du coup le coureur enthousiaste qui n’avait encore à ce moment qu’une connaissance bien superficielle des règlements. Bélanger, qui n’avait toujours pas eu l’occasion de tester son nouveau gant ‒ lui-même fraîchement assoupli par un fin traitement à l’huile ‒, trotta vers l’enclos des Toastés, légèrement angoissé par l’imminente nécessité d’une contribution offensive. Son cœur se relâcha rapidement : il fut accueilli sans discrimination, avec enthousiasme et fut même félicité, alors qu’il n’avait jusqu’alors absolument rien fait. Déjà, une camaraderie existait. N’en serait-ce que pour cela, il trouva ce sport merveilleux. Il but une gorgée, apaisé, puis se concentra sur l’ordre des frappeurs qui était en train d’être déterminé.


           Sixième. Après Grondin, avant Dubé. Soudain, il fut pris de vertige : jamais de sa vie il n’avait eu à frapper une balle à l’aide d’une batte. Le temps pressait cependant trop pour qu’il puisse se plonger dans une réflexion sur la qualité de sa jeunesse et celle de sa relation avec son père ; l’heure était à l’observation et à la visualisation. De l’enclos, alors que Laviolette était affairé à noyer les briquettes de charbon de son hibachi dans l’accélérant, Bélanger observait attentivement la posture de Minchione, qui venait de se présenter au marbre à titre de premier frappeur. L’Italien, gaucher, semblait à l’aise, confiant. Peut-être était-ce parce que Ricci avait le physique le plus imposant de l’équipe, mais sa position d’attente de lancer lui rappela celle de Big Papi David Ortiz, qu’il avait vu maintes fois s’élancer à la télévision : les genoux légèrement fléchis, le poids du corps essentiellement supporté par la jambe gauche, la jambe droite pointant vers l’avant, le coude gauche pointant vers l’arrière, à la hauteur des oreilles, le coude droit à quelques centimètres de la poitrine et le haut du manche de la batte touchant presque l’arrière de sa tête dans un angle de 45 degrés avec le sol. Rarement virilité et grâce n’avaient fait si bon ménage. « Aweille le whops! Un circuit pour Mussolini! », cria alors Marc-André Grondin, établissant le ton. « Pour un triple, j’te laisse te fourrer ‘a face dans mon rack! », de renchérir Beauchamp, plus canon que jamais. Nathaniel était certes amusé, mais ces encouragements doux-amers ne parvenaient pas à ébranler sa concentration. Minchione laissa passer le premier lancer, un peu hors cible. « Good eye. Good eye. », commenta Magnant, satisfait d’être le premier à se servir du cliché. Le second lancer fut jugé plus favorablement : Ricci s’élança avec enthousiasme, mais ne réussit pas à connecter et perdit pied, emporté par son transfert de poids. La troisième balle fut cependant la bonne. Motivé par Manue qui se pressait les seins l’un contre l’autre, il frappa une faible flèche à l’avant-champ, bonne pour un simple. « Will the offer still stand next time? », s’enquérit l’Italien, essoufflé par sa course. Pour les Toastés, la saison offensive commençait sur une note positive.


           Bissonnette se fit retirer au bâton, subissant les « Artourne dans l’Mile End te faire pousser ‘a ‘stache! » de l’équipe adverse. Le pinch réussit quant à lui à se rendre au premier des suites d’une erreur de communication entre le troisième but et l’arrêt-court ; il en cracha de satisfaction. St-Amand, qui cria « BOOM! » en s’élançant, se fit l’auteur d’une claque impressionnante au champ centre, mais ses espoirs de grandeur furent rapidement annihilés par l’efficacité du voltigeur. Puis, Grondin, sommé par ses coéquipiers de prouver que « c’est pas toutes les acteurs qui sont tapettes », frappa un faible roulant vers le lanceur, qui jongla avec la balle et ne fut en mesure d’effectuer un relais à temps. Le temps était venu pour Bélanger. Les buts remplis, deux retraits. Pas moyen de passer inaperçu. Ipelaye. Il s’avança vers le marbre, saisit une batte trop courte, planta ses crampons dans le sable, changea de batte suite aux conseils du receveur, entendit des rires, pinça les lèvres, entendit « Come on Nate! », se décrispa, crinqua son élan et tourna finalement la tête vers le lanceur. Il ne voyait rien d’autre que la balle dans sa main. Il tâchait de ralentir et d’exagérer sa respiration. Il eut une pensée pour Josiane, son ex. Elle qui lui disait qu’il ne faisait jamais rien. Il allait lui montrer, esti. La conne, la câlice de conne. Qu’elle aille chier. La balle fut décochée, carrément hors cible, mais Bélanger s’élança tout de même, dans le vide, peu élégant. Les sourcils se soulevèrent de manière généralisée ; personne n’avait jamais vu un tel swing. Bon, c’était peut-être accidentel, il s’était peut-être enfargé ou quelque chose. « Attend ta balle, Nate, attend ta balle! », cria St-Amand, au secours psychologique de son ami. Bélanger se ressaisit. Il jeta un bref coup d’œil du côté des seins de Manue, qui ne se les serrait pas pour lui. Bon. Il laissa filer la balle suivante, conformément aux conseils qui lui avaient été prodigués. Puisque la ligue fonctionnait selon les règles de la « balle donnée », le lanceurs n’avait pas comme objectif de déjouer le frappeur, mais bien seulement de lui fournir l’opportunité d’y aller d’une belle claque ; du coup, pas de prises sur décision, pas de buts sur balles, pas de stress. Mais Bélanger demeurait fébrile, bien déterminé à prouver ‒ aux autres et à lui-même ‒ sa valeur. Il s’élança à nouveau, en vain, sur le troisième lancer et tous purent constater que l’étrangeté du swing initial n’était pas accidentelle. Plutôt que d’effectuer son transfert de poids par l’habituelle rotation du torse, Nathaniel adoptait une motion peu conventionnelle où la rotation, timide, se transformait en cours d’élan en une espèce de propulsion de tout le corps vers l’avant, la batte comme immobilisée vis-à-vis la poitrine. Il sentait bien que quelque chose clochait, qu’il ne pourrait pas aller loin avec cela. Sur le banc des joueurs, le silence régnait désormais et on avait le réflexe de détourner le regard, comme lorsqu’un handicapé est contraint de faire une action menaçant sa dignité. Bélanger repensa à Big Papi et à Minchione, tenta d’ajuster sa position de départ en fonction de cette image mentale distortionnée par la nervosité, mais rien n’y fit : troisième prise sur élan, même pas proche. Fin de la manche, toujours 0-0. De retour à l’enclos, esquivant les contacts visuels, Nathaniel accepta comme un homme les traditionnelles félicitations de ses pairs, mais ne put complètement ignorer les sourires en coin.


           La partie s’était soldée par un score de 9-5 en faveur des Toastés. La performance offensive de Bélanger ne s’était pas améliorée : 0 en 5, trois retraits au bâton et deux retraits faciles au premier but. Néanmoins, il avait tout de même contribué au succès des siens en attrapant un ballon qui avait longé la ligne du champ gauche, en effectuant un relais précis qui battit de vitesse un coureur se dirigeant au troisième, puis en couvrant une erreur de St-Amand, qui ne put maîtriser un vif roulant à cause de son évidente ébriété. Nathaniel avait lui-même terminé la rencontre passablement éméché, ayant fait appel à six Bleue Dry pour se donner une contenance. La poignée de main protocolaire effectuée, il décida de rester encore un peu sur place pour se joindre, essentiellement en spectateur, aux conversations d’après-match. « That’s it gang, on s’est pas laissés mettre d’ins founes par les estis de Steamés! », initia Manue, 2 en 5. « J’peux-tu buster une Pabst à quelqu’un? », poursuivit Grondin, 4 en 5. « Pas de trouble, mais faut que tu me set up une date avec Bianca Gervais », rétorqua le pinch, 3 en 5. « J’espère pour toué qu’a trippe sué pubis de ti-gars de six ans! », ajouta Laviolette, 1 en 5, suscitant l’hilarité générale. « Ah come on les gars, câlice… », modéra Dubé, surprenamment 4 en 5, suite à quoi Ricci, 3 en 5, lança avec douceur une balle en sa direction, obtenant le « Iiiiiii! » escompté. L’ambiance était agréable, lubrifiée par l’alcool et la victoire. Après quelques instants, Bélanger décida d’intervenir dans la discussion en reconnaissant avec courage et dérision la présence de l’éléphant dans le dugout : « By the way, si y’en a qui veulent que je leur donne des cours de batte d’ici la prochaine game, ça va me faire plaisir, hein. » Il sentit alors comme un déclic, comme si en un seul instant son acceptation dans le groupe ne relevait plus de la simple politesse, mais plutôt de la réalisation commune qu’il y avait peut-être effectivement sa place. Repu de camaraderie et de hot dogs à la moutarde, Bélanger enfourcha son vélo, pédala, la tête pleine de faits saillants, dans les rues de Rosemont, puis arriva chez lui, où il trouva, dans sa boîte courriel, un message de Josiane, à qui il n’avait pas parlé depuis cinq mois.





            « Salut Nathaniel. J’espère que ça va. Moi ça va. J’ai finis par laisser ma job au resto, j’était pu capable d’endurer Sergio, mon gros colon de boss. Tu te souviens de Sergio? Là je suis rendu barmaid chez Barbie’s, j’aime bin sa, la gang est cool. Tk. Toi ça va? Jme disais que ça faisais longtemps qu’on s’était pas parlé. Ca te tente qu’on aye prendre un café bientot? Juste pour jaser là! Pis j’ai encore ton cardigan bleu, je sais que je le mettais des fois quand on étais ensemble, mais la c’est juste bizarre lol. Tk, répond-moi! — Jo » Câlice. Après sa lecture, Bélanger ferma aussitôt l’onglet et tenta de faire comme si de rien n’était. Il n’avait pas envie de gérer ça, et de toute façon il ne savait pas quoi répondre. Il tenta de noyer son inconfort dans un trop-plein d’informations virtuelles, ouvrant une dizaine de nouveaux onglets et sautant de Facebook à Cyberpresse, en passant par Gawker, TSN, MLB.com, Gamespot, Google Reader, Twitter et deux trois forums de discussion qu’il lisait sans jamais y contribuer. Après deux heures, son compte Facebook venait entériner sept nouvelles amitiés, même si elles n’étaient, à ce moment, que potentielles. Grisé par Internet et le généreux scotch qu’il s’était versé, Bélanger avait presque atteint son objectif de refoulement. Mais en retournant vérifier ses courriels, il fut rattrapé par la réalité. Fuck, c’est vrai, Josiane… Il relut le message. Deux fois. Trois fois. Quatre fois. Bien sûr qu’il voulait la revoir, il l’avait tellement aimée. Mais il commençait tout juste à mieux aller, à passer à autre chose. La revoir, la trouver belle, ça le ferait revenir en arrière de cinq mois. Il fallait qu’il résiste. Or, le courage de lui dire non, il ne savait pas où le trouver, même pas avec tout cet alcool dans les veines. Câlice. Dépité, Nathaniel se résigna à regarder des vieilles photos de Josiane qu’il conservait dans son ordinateur, se masturba devant l’album de leur escapade au Spring Break en 2008, puis alla se coucher, sans lui avoir répondu.


           Semaine après semaine, match après match, le calibre du jeu avait augmenté. Les relais étaient devenus plus précis, les joueurs d’avant-champ n’hésitaient plus à plonger pour capter les flèches, les erreurs dues à l’inexpérience étaient presque complètement choses du passé. La rivalité entre les équipes, bien que fondamentalement théâtrale, avait elle aussi gagné en intensité, d’autant plus que la ligue, modeste, ne comptait que deux formations : les Toastés de St-Eustache et les Steamés d’Ahuntsic. Que ce soit sur le terrain, durant les parties, ou sur Internet, entre celles-ci, les insultes fusaient en continu, pleines d’esprit ou carrément ordurières. L’amour propre de personne ne s’en trouvait par contre réellement égratigné, vu le caractère bon enfant de la pratique ; puisque tous les joueurs étaient, au fond, amis, les injures ne remplissaient qu’une fonction purement esthétique, venant ajouter une couche de spectacle aux fondations essentiellement athlétiques de l’activité. Il n’en demeure pas moins que, à quelques heures de la finale, les esprits étaient plus échauffés qu’à l’habitude. La page Facebook de l’événement avait été tapissée de montages photoshop humiliants, et Bélanger ne put réprimer un profond soupir lorsqu’il y aperçut, tout juste avant de quitter pour le terrain, une image de Stephen Hawking sur laquelle était superposé, de manière un peu gauche, un Louisville Slugger  et, en police Impact blanche, la légende « NATE BÉLANGER // TROU NOIR AU BÂTON ». C’était pour rire, il le savait bien, personne ne le jugeait réellement. Mais crisse un moment donné fallait en revenir de son swing de marde, après tout il s’était quand même amélioré, comme tout le monde. Bon, peut-être pas au bâton ‒ sa moyenne de .080, soit 5 en 62, en témoignait sans trop d’équivoque ‒, mais son jeu défensif avait tranquillement fait de lui un joueur apprécié pour sa fiabilité. Vers le milieu de la saison, il avait en ce sens hérité du poste de troisième but, changement qu’il voyait comme une promotion, comme un gage de confiance en ses moyens. Et il n’avait pas déçu : au cours des derniers matchs, fort de ses nouvelles responsabilités, il avait multiplié les beaux jeux, osant même, à quelques reprises, être franchement spectaculaire. Alors qu’on arrête de le faire chier, hein. Même s’il était serré dans le temps, Bélanger fit une rapide recherche sur Google images, ouvrit Photoshop et, en guise de réponse à l’insulte virtuelle, posta une image de Hawking entouré de deux filles en bikini, l’air glorieux avec son slugger accoté sur l’épaule et sa king can de Pabst Blue Ribbon à la main. Puis il enfourcha son vélo.




               « Playball! » fut prononcé avec plus de fébrilité qu’à l’habitude. Le tirage au sort avait avantagé les Toastés, qui commencèrent au champ. Ils auraient ainsi la chance de terminer la neuvième manche au bâton. Simon « Heartbreaker » Vadeboncoeur, .297, s’avança au marbre, la concentration divisée entre la balle assise dans la main de Laviolette, les trous résultant du positionnement des voltigeurs et le scénario de victoire qu’il s’était imaginé au cours de la semaine. Le Menotteur, confiant, s’exécuta : aussitôt, Heartbreaker, tout aussi confiant, envoya la première balle voler avec force vers le champ gauche. Le Pinch, qui en était encore à s’obstiner mentalement avec Deleuze, fut surpris par cette immédiate nécessité de s’exécuter ; il amorça sa course oblique vers l’arrière, trébucha, se trouva con, se ressaisit, alla chercher la balle qui s’était blottie contre la clôture puis fit un relais trop court vers Bélanger, qui ne pouvait faire de miracle. Les « Dans vot’ face, câlices de pas bons! » qui émanaient de l’enclos des Steamés confirmaient alors ce que les Toastés n’osaient croire : après un seul lancer, l’adversaire menait déjà 1-0.





           Au moins, l’hémorragie ne fut pas permise et les choses se stabilisèrent rapidement, de sorte qu’en septième manche, alors que son équipe avait pris les devants et menait 9-6, Bélanger put se présenter au bâton l’esprit relativement tranquille. Il avait déjà retiré six joueurs adverses, alors il savait que son équipe lui pardonnerait sans trop de difficulté cette présence qui, selon toute logique, ne changerait absolument rien à la feuille de pointage. Cependant, quelque chose qui dépassait les aléas du sport le tracassait : Josiane n’était toujours pas là. Elle ne lui avait certes pas confirmé sa présence ‒ cette dernière l’aurait même, à la limite, surpris ‒, mais il l’espérait malgré tout. Il faut dire que Nathaniel n’avait pas réuni les conditions gagnantes pour la convaincre de se déplacer : il avait en effet attendu trois mois avant de répondre au message dans lequel elle proposait le café du débriefing sentimental. Pour une énième fois dans sa vie, il s’était pris dans cet engrenage malsain où, après ne pas avoir agi immédiatement dans une situation qui, justement, réclamait son action plus ou moins immédiate, il était pris de culpabilité, attendait davantage en espérant trouver une raison qui viendrait excuser son retard initial, n’en trouvait pas, donc, honteux, remettait encore à plus tard la réponse, et ainsi de suite, augmentant du coup exponentiellement la difficulté de régler ce qui n’aurait jamais dû prendre de telles dimensions. Entre temps, Josiane lui avait réécrit, tout d’abord un « Nathaniel? Je t’ai écris la semaine passé à propos d’un café mais je n’ai pas eue de réponse encore, peut-être que tu l’as pas vu, va voir dans tes spam, c’est peut-être là! Réponds moi, salut! xx », puis le désormais classique « Allo??! Est-ce que j’ai fait quelque chose?? Pourquoi tu m,ignore?? Criss c’est pas compliqué je veux juste te donner ton gilet pis jaser un peux!! Pis pourquoi t’accepte pas mon friend request? Me semble qu,on est capable d’agir comme des adultes! Répond moi sinon je le calisse aux vidange ton esti de chandail pas beau!!! ». À chaque message esquivé, la pression augmentait. Finalement, le matin du dernier match, dans un espèce d’état d’abandon, Bélanger avait répondu un laconique : « Salut Josiane. Désolé, je viens de voir tes messages, je ne voulais pas te faire fâcher, je n’ai simplement pas été disponible de l’été. Si tu veux, on peut toujours se rencontrer ce soir, au parc Laurier ; j’y joue une partie de baseball, tu pourrais venir la regarder et on jasera après. Désolé encore, Nathaniel. » Il n’avait pas eu de réponse, mais c’était de bonne guerre. Il ne savait pas trop ce qu’il lui dirait pour expliquer son silence, il s’inventerait peut-être un voyage ou whatever. Mais alors qu’il était perdu dans ses pensées, Bélanger constata que la balle avait quitté la main de « pas pire » Bibeau ; il s’élança par pur réflexe, sans conscience de son propre corps, et connecta solidement. Tous ses coéquipiers se raidirent et s’exclamèrent, telle une chorale, « HOLY SHIT! ». Décidément, c’était là sa plus belle claque de l’année, bien profonde vers le champ droit. Il commença sa course vers le premier, prêt à poursuivre vers le deuxième, dépassé par les événements. Plus rien n’importait que sa course. Il contourna le deuxième, fila vers le troisième, concentré comme un moine copiste, toucha au troisième, tenta le tout pour le tout, c’était la finale hein, et franchit la ligne du marbre. Wow. Il n’en revenait pas. Il se retourna vers les siens, à bout de souffle, les yeux pleins d’étoiles. Mais tous demeuraient interdits. Luis Oliva, voltigeur droit des Steamés, avait saisi la balle dès le début. Pas de circuit pour batteux slaque, qu’un habituel retrait. Câlice.


           Lors de la manche suivante, les Steamés firent une poussée de cinq points sans réplique, et en ajoutèrent un au début de la neuvième. Les Toastés, qui jusqu’à ce moment avaient fait preuve de sang froid, commençaient à sentir qu’ils étaient en train de l’échapper. Il fallait se ressaisir, il fallait prouver aux six personnes assises dans les gradins que les remontées in extremis à la fin des films sportifs ne relevaient pas que de la fiction. Manue fut la première à se présenter au marbre. Elle se fit retirer en trois prises. Bissonnette fut le suivant ; il frappa une flèche directement dans le gant du premier but. Ouin. On avait déjà vu le banc plus animé. Mais St-Amand, qui était le frappeur suivant, refusait de se laisser abattre. Il regarda ses coéquipiers, but une gorgée de bière et dit : « Bon, pas de stress, j’va faire un circuit, ça va nous remettre dedans pis après, vous allez compléter la remontée. Pas de stress. » Il prit position, dit « check bin ça » au receveur, puis s’élança. Première prise. Deuxième prise. Fausse balle. Fausse balle. Fausse balle. Pas de stress (mais quand même un peu). Et pow, il sortit la balle du terrain, exploit que personne n’avait été en mesure de réussir de toute la saison. Les yeux de la défensive roulèrent, ceux de l’attaque s’ouvrirent grands. « Le prophète! Le prophète! », s’écria Marc-André Grondin en roulant ses R de manière exagérée, alors que St-Amand, le torse bombé, déambulait sur le losange avec une arrogante lenteur. Les Toastés étaient soulevés, animés d’un nouvel espoir. Systématiquement, les frappeurs se mirent à frapper des coups sûrs : double pour Magnant, simple pour Dubé, simple pour Laviolette (sur lequel Magnant vint égaliser la marque), simple pour Grondin. Les buts étaient remplis, le tableau indicateur imaginaire indiquait 12-11. Bélanger, comme ses coéquipiers, était surexcité, se répétant mentalement que esti que c’est nice le baseball. Mais l’enthousiasme général se buta rapidement à une funeste constatation : le frappeur suivant, entre les mains duquel reposait le destin de l’équipe, était Nathaniel. Nathaniel « batteux slaque » Bélanger, désormais 5 en 66. « Tu me niaises » s’imposa comme le plus petit dénominateur commun de la réflexion collective. Ne pouvant fuir sa responsabilité, il empoigna une batte, se dirigea tranquillement vers le marbre, expira longuement et laissa passer le premier lancer.


           Cela faisait maintenant douze jours, huit heures et vingt-trois minutes que Bélanger attendait sa balle. Les alentours du terrain avaient bien changé depuis le début de la partie. Alors qu’on n’y trouvait initialement qu’une poignée de spectateurs venus utiliser le match comme toile de fond à diverses conversations, les modestes gradins du parc Laurier n’étaient désormais plus suffisants pour accueillir la foule de curieux, qui avaient dû s’entasser le long des clôtures pour ne rien manquer de ce qui était devenu l’événement sportif de l’année. Au bas mot, quelques milliers d’observateurs étaient sur place, sans compter les nombreux téléspectateurs qui suivaient la situation sur RDS2. Le mot s’était propagé rapidement après que Grondin, qui jouait toujours avec son téléphone dans les poches, eut tweeté «Trop de tension! Ça fait 3 jours non-stop que mon coéquipier est au bâton! Venez voir ça au parc Laurier! #epicbaseball #batteuxslaque ». Le court message, traduit et partagé par Jay Baruchel, avait capté l’attention du public et des médias, l’exploit passif de Nathaniel ‒ dont le surnom #batteuxslaque trendait désormais dans la twittosphère canadienne ‒ étant depuis sur toutes les lèvres. Sur le terrain, on se réjouissait de l’attention soudaine, mais l’exténuation rendait la concentration plus laborieuse, d’autant plus que le strict régime de hot dogs et de bière auquel se contraignaient les joueurs depuis le début du match commençait à faire ressentir ses effets résolument pervers. N’empêche, Joachim « pas pire » Bibeau, en fier compétiteur, continuait de lancer avec une précision qui, pratique aidant, était en constante amélioration. Les balles n’étaient plus seulement données ; on aurait dit qu’elles croisaient le marbre emballées d’un magnifique papier de soie et accompagnées d’une carte musicale signée par un bisou en rouge à lèvres. Malgré tout, Bélanger, qui regrettait amèrement ne pas s’être élancé plus tôt, continuait de les laisser passer, coincé dans ce cercle vicieux qu’il ne connaissait que trop bien.





           Peut-être intoxiqué par la pression, il crut soudainement apercevoir, au milieu de la foule, le visage de Josiane. Cette apparition le déstabilisa ; c’est vrai, Josiane, je l’avais oubliée, j’aurais jamais cru qu’elle se pointerait. Était-ce réellement elle? Il n’en était sûr, tout étant flou. Mais rendu où il était, il pris cette vision pour un signe et, alors que plus personne ne s’y attendait, il s’élança pour la première fois, fit contact. La balle roula modérément en direction de l’arrêt-court, qui mit quelques instants à sortir de sa torpeur. Les coureurs, surpris, prirent leur départ sous les cris des partisans survoltés. Le joueur d’arrêt-court se souvint qu’il n’avait qu’à effectuer un relais vers n’importe quelle base pour sceller facilement l’issue du match ; il eût cependant de la difficulté à maîtriser la balle, jongla momentanément avec celle-ci et, désorienté par l’attente et la constatation que Dubé était sur le point de croiser le marbre, lança vivement vers le deuxième. Le deuxième en question fut alors surpris par la force et l’imprécision du relais, de sorte que la balle le traversa et poursuivit sa trajectoire vers le champ droit. Luis Oliva accueillit cette soudaine responsabilité défensive avec appréhension ; il en était en effet rendu à sa cinquante-deuxième bière depuis le début de la manche et ne réussissait à conserver sa dignité qu’en demeurant immobile, concentré sur sa propre respiration. Sitôt sa course vers la balle amorcée, il s’effondra et couvrit la pelouse de vomi, contraint à l’incapacité. Le joueur de premier but, dépassé par les événements, cria « NON! » et courut à son tour vers la balle, s’en saisit, crinqua son bras le plus possible et lança vers le marbre. Le temps se dilata. Le receveur ajusta son positionnement à la trajectoire de la balle, l’attrapa et se retourna immédiatement vers le troisième but, prêt à accueillir le coureur et sauver les siens de la débandade. Mais il n’y vit personne d’autre que son coéquipier, le visage long. Derrière lui, on célébrait : Bélanger avait eu le temps de faire le tour, établissant la marque finale à 12-15 grâce à un improbable grand chelem. Le nouveau héros avait, au début de la saison, entendu Marc Griffin souligner, pendant sa description d’un match de balle à RDS, que le baseball était un « sport d’erreurs ». Ce soir, il en avait tiré avantage.


           Bélanger fut porté aux nues, souleva le trophée à bout de bras et répondit aux questions de plusieurs journalistes. Manue empoigna violemment sa tête et la blottit entre ses seins. Il savoura le moment. Mais cette proximité à un corps féminin lui rappela également la présence potentielle de son ex dans les parages. Il sortit alors de l’enclos, tapa dans les nombreuses mains qui s’offraient à lui et, après quelques secondes de balayage visuel, constata que Josiane était effectivement sur place. Il la rejoignit, souriant, fier, plein de confiance. « Pis, comment t’as trouvé ça? », lui demanda-t-il. « Bof, tsé, le base-ball, je trouve sa pas mal plate. » Et hop, comme ça, son deuil était fait.





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