Faire pousser des fleurs dans la merde
La solitude, dès le début, très jeune. Au fond du terrain de jeux, assise sur une bascule, cramponnée à l’arceau, les pieds dans l’eau, la morve au nez. Une bascule qui n’a de raison d’être que si l’on est deux, tu le sais et tu attends, tu espères, mais les autres enfants s’amusent dans les glissades rouges et les échelles de corde, se souciant peu de la bascule triste et de la fille qui lui ressemble.
La solitude, dans un coin de la classe, dernier pupitre dans la rangée du fond, à côté de la fenêtre, où tu observes le vieillard qui promène son chien sous la pluie pendant qu’on te lance des boulettes de papier mâché dans les cheveux. Tu as toujours la tête ailleurs, mais d’excellents résultats, ce qui leur donne une raison supplémentaire de te repousser. Les enfants détestent la différence, et ils aiment détester.
La solitude dans les cours d’éducation physique, les chuchotements lorsque les équipes sont formées et que tu restes la dernière, l’impaire, l’indésirable. La maladroite qui s’empêtre dans ses grandes jambes d’araignée. La déception des uns, le soulagement des autres, quand le professeur décide que tu feras partie de tel ou tel groupe en sachant très bien que tu resteras, de toute façon, sur le banc, à froisser entre tes doigts l’ourlet de ton T-shirt, à éternuer parce qu’il y a trop de poussière dans ce gymnase, parce qu’il fait froid, aussi. La solitude te suit jusqu’au vestiaire, où les autres filles se déshabillent sans problème en jasant des copains qu’elles vont larguer, du magasinage de la fin de semaine, du nouvel album de Madonna.
La solitude encore, au milieu des toutous amoncelés au pied du lit. Usés par les câlins, mouillés par les larmes qui coulent parfois sans raison. Des amis silencieux, immobiles, qui ne peuvent pas remplacer de vrais amis en chair et en os, tu le sais trop. Seulement des amis imaginaires en peluche. À peine plus que des oreillers, en fait. Des coussins en forme d’animaux. Quand tu as joué au vétérinaire, tu l’as bien vu. Tu les as éventrés, un par un, avec des ciseaux, pour voir s’ils avaient du cœur. Rien que de la mousse. Quand ils ont constaté le carnage, tes parents t’ont interdit de sortir de ta chambre pour toute la soirée. En pensant te punir.
La solitude des parents, aussi. Deux blocs Lego brûlés qui ne s’assemblent plus. Le grand lit mort, les silences lourds suivis de menaces; puis le divorce, les tracas judiciaires pour la garde partagée. Et toi au milieu, écartelée. Tu refuses de prendre la défense de l’un ou de l’autre quand les accusations explosent. Tu ne dis rien, n’écoutes plus : une chance que la télévision existe.
La solitude, tu la traînes à travers l’adolescence, elle grossit dans ton ventre comme une tumeur. Le temps passe, mais n’arrange rien, loin de là. Les journées sont longues avec ce chaos dans ton corps, les crampes, les jambes qui tremblent, le sang qui coule pour rien. Et ces envies soudaines de pleurer ou de tuer, mois après mois. Ton intuition se change en conviction : tu ne comptes pour personne. Sans parler de cette impression d’être crottée, cette envie de gratter tes boutons avec tes ongles, un gant de crin, du papier sablé. Frotter jusqu’à l’os, jusqu’au fond du problème, jusqu’à la racine du mal.
Et tu rêves de moins en moins à celui qui t’empêcherait de verrouiller les portes, de fermer les rideaux, d’éteindre les lumières, de décrocher le téléphone, de vérifier la résistance des poutres du plafond, de grimper sur une chaise et de glisser ta solitude dans un nœud coulant. Un scénario que tu soignes un peu trop. Ton seul projet, dont l’exécution est sans cesse reportée puisque, tout compte fait, tu n’as pas plus de raison de mourir que de vivre. Tu préfères encore rêver parfois à un garçon gentil, qui t’aimerait comme tu es. Un garçon qui s’appellerait Miguel, par exemple, un prénom pas trop long que tu pourrais te faire tatouer autour du nombril. Il serait là pour toi, resterait assez longtemps pour décadenasser ton cœur, ne baiserait pas comme un marteau-piqueur et ferait les meilleurs déjeuners du monde. Un garçon aux bras chauds qui te trouverait belle dans la lumière du matin, sans maquillage, qui t’embrasserait les paupières, tout doucement. Un garçon avec qui les bancs de cinéma seraient confortables et les navets goûteraient bon. Un garçon qui rirait fort et dérangerait les voisins. Un garçon plein de bonne foi à qui il ne serait pas nécessaire de mentir. Il te ramasserait quand tu tombes dans les escaliers, mettrait de l’iode sur tes genoux écorchés, ferait naître un soleil dans ton ventre, ne te traiterait jamais de folle ou de conne.
Un garçon simple avec qui la vie pourrait être belle, ou du moins, supportable. Avec qui tu pourrais envisager la possibilité du bonheur.
Un garçon qui n’existe peut-être pas : voilà ce que tu penses. Et tu te penches, le nez dans l’oreiller, cul relevé, dos cambré. Derrière toi, François. Ou Jean-François? Tu ne t’en souviens plus, tu as trop bu. Et puis, François ou Jean-François : quelle importance? C’est un homme anonyme que tu ne veux pas trop regarder dans les yeux. Un bouche-trou dont tu n’attends aucune fausse promesse et qui l’a bien compris. Ses déhanchements mécaniques, sa fureur de baiser comme mille coups de couteau dans la même plaie. Le condom qui éclate. Une jouissance, peut-être, oui, une jouissance brève et presque douloureuse. Puis le noir. Le silence. Le sommeil.
Et la pilule… oubliée.
Le lendemain, réveil pénible : haut-le-cœur, mal de bloc. Certitude de la solitude. Un lit désert. Sur la table de chevet, un billet de vingt dollars chiffonné. Et une note : « Je suis généreux ». Tu t’en fous tellement de ce con. Avec l’argent, tu achètes deux bouteilles de vin cheap au dépanneur des chintoks. Momifiée dans les couvertures, tu te gaves de télévision toute la journée en buvant. Les pubs de gaines amaigrissantes, de matelas miracles et de pilules du bonheur te lavent le cerveau. Dans le journal, tu consultes les colonnes Homme cherche femme : toujours les mêmes bourgeois désespérés. Tu as peur de finir par leur ressembler, à eux et aux clochards qui parlent seuls dans la rue, aux autistes reclus dans leur bulle impénétrable, aux vieilles filles qui ne sortent jamais de leur appartement trop étroit, qui collectionnent les bibles et qui se laissent lécher la bouche par leur caniche dans leur chaise berçante.
Les bouteilles de vin sont vides, tu te sens vide aussi, ta chatte pleure. Tu voudrais pouvoir appeler François ou Jean-François. Malgré la honte. Pas pour lui parler. Tu imagines ses mains sur ton cul. Vos sexes s’emboîtant encore une fois. Une dernière fois. L’illusion de sa présence devient vite insoutenable et tu lances le téléphone sur le mur, te roules en boule au milieu ton lit, comme le fœtus que tu n’aurais jamais voulu cesser d’être.
Et tu remues les mauvais souvenirs et les idées noires, sans parvenir à faire pousser des fleurs dans cette merde.