Sorte de journal intime à rebours sur l’année mouvementée qu’a été 2012, Année rouge de Nicolas Langelier procède d’un fort désir de mettre de l’ordre. Écrit à la hâte, « dans l’urgence de dire les choses », ce petit ouvrage d’une centaine de pages est un témoignage on ne peut plus personnel, un récit basé sur les impressions confuses et éparses du narrateur, ses questionnements, ses inquiétudes politiques modulées par l’emprise d’angoisses intimes qui brouillent la vision des choses. On y classe, on y fait des listes, on relate des conversations et on y cite sans cesse des articles de journaux dénichés de jour comme de nuit sur les médias sociaux, dans un effort constant pour l’auteur de faire lire l’état d’esprit qui l’a habité tout au long de l’année. En résulte un carnet écrit au fil des évènements (j’y reviendrai), tantôt de l’intérieur, tantôt de l’extérieur, faisant état avant toute chose de la rage, de son origine et de son évolution. Cette année 2012, Langelier tente de la saisir, de la diviser en catégories, semant sans retenue les puces et numéros, essayant de la rendre compréhensible.
Il serait faux d’affirmer qu’il s’agit uniquement d’un texte sur la grève étudiante. Bien sûr, elle y trouve sa place, mais en tant que cadre, comme élément déclencheur. Ici, on est plutôt confronté au témoignage profondément personnel d’un individu qui met en parallèle son quotidien et les états successifs d’un mouvement social frénétique. Se déroulant chronologiquement, au fil des saisons, le texte de Langelier relate la fin d’une époque: «la dernière année de ma trentaine débute aujourd’hui. Dernière année de ma jeunesse, pourrait-on même dire, si on est comme moi sujet à ce genre de constats mélodramatique». La fin fascine, affole et donne le rythme à ce texte qui se veut, en somme, être le récit d’un narrateur qui est témoin de l’éveil d’une jeunesse dont il ne fera bientôt plus partie.
Nicolas Langelier se reconnaît dans la contestation sociale, se considère comme membre à part entière du mouvement: «Sur la scène, il y a de petits instants de grâce, et je suis fier de mes amis, de ma génération et de mon moment historique». Entendons ici la notion de «génération» au sens où Fernand Dumont l’entend dans Le sort de la culture et soulignons également la différenciation qu’il fait entre ce concept et celui d’ « âges » : « Les âges composent un itinéraire que les sociétés indiquent à l’individu comme la signification de son vieillissement biologique. Pour leur part, les générations représentent la coexistence, dans une même société, de personnes d’âges différents. On appartient à une génération quand on a vécu avec d’autres une même tranche d’histoire, quand on partage des repères semblables de mémoire». La question de la relation entre individuel et collectif est très certainement un des thèmes centraux d’Année rouge, mais à travers celui-ci, la fin de l’appartenance à un « âge », l’arrivée de la quarantaine chez celui qui « [mène] une vie pas si différente que celle que l’on menait dans la vingtaine » prend des proportions de fin du monde. Chez Langelier, tout est « déjà terminé ». Dans le texte, ce sont les saisons de la mouvance sociale qui passent trop vite, mais cette adéquation constante qui persiste entre le mouvement et la vie de l’auteur fait sentir que c’est aussi la jeunesse qui s’épuise et tire à sa fin. Jean Charest démissionne et Langelier écrit: « Patrice Roy parle d’un « moment de croisement entre deux époques » et c’est effectivement ainsi que je me sens ». On parle sans cesse du 21 décembre, de la « réalité pourtant incontestable que tout s’écroule », toujours dans la crainte, même dans les moments de puissance, car « c’est un sentiment à la fois très plaisant et un peu terrifiant, parce qu’on sait ce qui vient après l’apogée ».
Cette obsession de la fin, de ce « dernier printemps de ma jeunesse » que l’auteur tente d’éviter en s’accrochant à ses « fragments […] qui remontent à la surface » entre les parties de balle, les bières et les filles, en vient à contaminer le versant politique du récit et nous rappelle qu’après tout, la fin, on la connait. Il y a une dimension téléologique évidente dans ce récit qui, bien que recréant des moments spontanés, ne réussit pas à enlever l’impression qu’au moment de l’écriture, la fin a bel et bien déjà été vécue. Perceptible et sans cesse arrivante, n’attendant que la levée du piquetage pour passer la porte, cette issue douce-amère du mouvement étudiant cause inévitablement un dérèglement chronologique des réflexions et rend trop tard et trop peu selon moi l’incertitude si criante qui suivait d’une manière ou d’une autre, comme son ombre, chaque militant et le néant relatif si bien installé qui, malgré les innombrables assemblées, actions et nuits trop courtes , forçait à répondre « je ne sais pas » à la question « qu’est-ce qui se passe maintenant? ».
Par moments, la lecture d’Année rouge rend hésitant. Est-ce que je me reconnais dans ce texte où l’auteur s’évade « comme tout bon québécois » à Cuba lorsque la colère est trop grande? J’ai été pris dans ce piège malgré moi, apposant inévitablement ma propre expérience du conflit sur celle racontée par Langelier. Mais c’est aussi ça, Année rouge, une plaquette parmi les milliers de pages déjà imprimées (et qui continuent de paraître semaine après semaine) à propos de la crise étudiante, mais une plaquette où un « je » fort s’affirme. C’est le récit d’un individu qui tente maladroitement de clarifier son expérience confuse, nous rappelant qu’au-delà du mouvement qui a littéralement glorifié la première personne du pluriel, l’année 2012, dans tous ses travers, est aussi un fourmillement d’histoires, une infinité de doutes, de remises en question, de nuances, de défaites et de victoires qui ne peuvent pas toujours être saisies par le discours maintenant canonique du « nous » monolithique. Se rassembler autour d’une cause commune n’est surtout pas synonyme de récit unique; les variations sont innombrables, la balance entre le « je » et le « nous », loin d’être évidente. Dans un contexte où la tentation du récit totalisant est palpable, Année rouge impose cette question de la relation entre individu et groupe qui brille par son absence dans la production rétrospective sur la grève étudiante et c’est là, indéniablement, la plus belle réussite du texte.
Olivier A Savoie
Nicolas Langelier, Année rouge, Atelier 10, Documents, n° 2, 2012, 100 p.
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