Poème sale a demandé à 52 auteurs d’écrire sous l’influence du bavardage. Lisez leurs textes du 1er au 28 février 2013. Retrouvez les textes publiés antérieurement dans notre Table des matières
UTILITÉ
J’avais dix-neuf ans. Je m’étais inscrite en Études littéraires parce que j’aimais la lecture. Avec mon chum et ma meilleure amie, on s’était trouvé un appart à côté du pont Jacques-Cartier. Ma coloc détestait qu’on fume en dedans. Des plombs aux couteaux chauffés sur la cuisinière, qu’on a éventuellement remplacée par une bombonne de propane à utiliser au salon, plus loin de sa chambre, plus près de la télé. Loft Story à tous les soirs. J’étais gelée depuis le matin. Mon chum et moi étions abonnés à La Presse, tous les jours, et au Devoir, samedi et dimanche. Maintenant, quand on m’appelle pour me vendre le journal papier, je réponds que j’ai Facebook. En 2003-2004, il n’y avait pas de Facebook, mais nous n’avions pas le temps de lire. Les journaux se sont accumulés le long des murs. Chambre, salon, corridor. Parfois je disais à mon chum, va falloir qu’on en jette, et lui répondait non, je veux les lire. Ça me plaisait aussi, cette idée de lire les journaux en retard. J’avais mes cours dans des auditoriums pouvant contenir deux cents personnes. J’apprenais, alors que j’étais habituée aux 100% sans effort, comment rédiger une dissertation. J’avais acheté un livre pas coupé de Julien Gracq pour le cours d’Intro, en l’absence de coupe-papier ça me scandalisait d’avoir gaspillé quarante dollars pour un truc que j’éventrerais avec un couteau à beurre ou un ciseau, et ça me scandalisait, le constat effrayant que les bonnes notes ne viendraient plus toutes seules, grâce à ma belle plume, grâce à ma ferveur, mais selon l’argumentation, ça m’insulterait les premières fois que je me ferais parler de réécriture, mon Dieu, l’université, c’est donc là que j’apprendrais à bien parler, l’amour n’y servirait donc à rien, et la fureur non plus ; parfois je quittais la classe au milieu du cours parce que pourquoi rester, tant qu’à ressentir cette angoisse, pendant les trois heures que durerait le cours, tant qu’à contempler de loin toutes les magnifiques personnes avec qui je me serais sentie si bien de placoter, tous ces gens que j’aurais voulu approcher comme à l’époque de mes cinq ans : salut, j’aime ton chandail, tu veux être mon amie ? Il valait mieux fuir. Une fois, j’ai parlé à des inconnus, dehors, tellement sûre qu’ils commentaient mon cours et mon prof que je n’ai pas pu me retenir : c’était du monde d’Économie. Je suis remontée jusque chez nous par Maisonneuve, mon esprit détaché de mon corps volait à hauteur de lampadaire. S’il avait pu me quitter pour toujours, il l’aurait fait. Dans les semaines qui suivraient, je passerais beaucoup de temps à écrire non pas les travaux demandés mais les milliers de pages du manuscrit d’un roman de marde, je lâcherais l’université complètement, et cette peur me resterait encore, celle de mourir sur mon divan d’un accident cérébrovasculaire, genre, mourir avant d’avoir fait quelque chose d’utile, avant d’avoir écrit un livre, avant d’avoir aimé assez, mourir pas d’amis, d’ennui et de terreur.
Alexie Morin est née en 1984 dans les Cantons-de-l’Est et vit à Montréal. Elle peut lire pas mal de bullshit en une journée avant de se sentir fatiguée. Son premier livre, Chien de fusil, paraîtra au Quartanier au cours de l’hiver.