Poème sale a demandé à 52 auteurs d’écrire sous l’influence du bavardage. Lisez leurs textes du 1er au 28 février 2013. Retrouvez les textes publiés antérieurement dans notre Table des matières
VORHANDENSEIN
Vorhandensein, voilà un de ces composites allemands dont on ne peut que frôler le sens, surtout en tant qu’étranger à cette langue, mais aussi quand le sens qu’il flatte est celui de l’existence, de la présence, ou encore de la disponibilité. Laissant opérer un magnétisme d’une tangibilité similaire à ce composite, la traduction par « présence » s’est tout bonnement imposée à moi, comme le « fait pour quelqu’un ou quelque chose de se trouver physiquement, matériellement en un lieu déterminé »[1].
Mais alors, dans l’aujourd’hui numérisé, qu’en est-il de notre présence virtuelle, surtout quand on bavarde sur le net?
Tout naturellement considérée comme un fait, cette présence semble assurée au moyen d’un clic tout aussi anodin qu’elle : aucun doute ne l’accompagne, même si on ne sent pas le corps de l’autre, ses vagues, même quand le dernier indice de ses tremblements d’être incontrôlés devient le constat qu’il hésite, par une alternance entre l’« en train d’écrire », puis le rien, puis l’« en train d’écrire »[2].
Dans mon petit cas, c’est un peu le contraire qui arrive au moment d’écrire de la poésie. Mon rapport à la présence n’est pas aussi net. Je la considère plutôt comme une question, mes tremblements ressortent, l’hésitation devient la seule à bien se porter : j’ai ma présence sur le bout de la langue, littéralement, elle est diffuse, je manque de mots, je cherche le terme, je m’attarde à ouvrir, à traverser quelques portes, l’insuffisance s’avère éreintante, mais excavatrice, c’est l’expression du «pas gagné»[3]. Sur le net du bavardage, j’ai ma présence au bout des doigts, carrément, je la diffuse, j’ai le dernier mot, j’arrive plusieurs fois à terme, comme pressé de débarrer beaucoup de portes; les suffisances instantanées abondent, c’est le règne du pas de course. En écrivant je m’attarde à définir des présences, la mienne à travers celles qui me touchent, m’ébranlent, alors qu’en bavardant, la présence est prise pour acquis par un clic entretenant un débit qui n’appelle aucune promesse. Comme si le bavardage sur internet était l’équivalent constellaire d’une conversation téléphonique où deux individus se répètent des variantes mitraillées du
– Allo, tu m’entends?
– J’sais pas, toi?
– Pour l’instant, t’es encore là?
– J’pense que oui, toi?
Se confirmant sans cesse qu’ils sont là, peut-être pour apaiser des craintes de ne pas l’être tout-à-fait, ils ne s’attardent pas aux tremblements, à la tectonique des peaux : si on en a peu à dire en bavardant, on ne cesse de s’assurer qu’on puisse communiquer. Par maladresse, le bavardage manifeste le malaise du vivre ensemble.
J’ai comme une envie de répondre à ce malaise par l’attardement; celui qui relève du souci, celui qui nous révèle vulnérables. Je souligne ici la portée d’être en retard pour cause de souciance, ou de vertiges : trop souvent les tics et les tacs et les clics et toutes les échelles des conventions se méprennent sur la physique de nos évènements.
Voilà, je l’ai ce besoin de considérer les autres comme des sujets, de me soucier, de parler le qualitatif, je l’ai ce besoin de considérer le langage comme une occasion d’étreinte, parce qu’il s’y risque: osons-le.
[1] Eh oui, le Larousse
[2] Stéphanie Séguin
[3] Rimbaud