1984
« Ensuite, oui! Ce fut presque comme dans le rêve de Winston. D’un geste presque aussi rapide qu’il l’avait imaginé, elle avait arraché ses vêtements et quand elle les jeta de côté, ce fut avec le même geste magnifique qui semblait anéantir toute une civilisation. »
Georges, ORWELL, 1984
Je vais te raconter une histoire que tu connais déjà. C’est celle de Winston et Julia. À l’écart du monde, dans un silence irréel, elle s’approche de lui en retirant ses vêtements d’esclave. Là voilà nue, libérée de tout; sa nudité est un doigt d’honneur à toute une civilisation. Son amour est le seul qui me porte encore. Sous le soleil de sa révolte, son expression devient radieuse et le rêve passe.
J’ai tout de suite reconnu en toi un vrai criminel par la pensée — te voilà trahi — et, si tu crois que ta voix douce camoufle la perversion de ta conscience, ta naïveté est émouvante.
Sens à quel point je suis assourdie par les bruits de la civilisation. Tout ici est pur, lisse, aseptisé et bruyant. Je mange un Big Mac en écoutant le dernier hit de je ne sais quelle poule-à-fric. Le refrain est en novlangue et ça se comprend : quand des mots marchent si bien, il faut en faire l’économie! Ajoutez à cela un duo sirupeux et du bilinguisme esthétique et vous êtes dans l’air du temps. Si tu savais comme j’aimerais hurler des mots vulgaires pour étouffer ces mots soi-disant poétiques, tu sais, des mots vraiment vulgaires qui choquent et qui dégoûtent. Je jouis à l’idée de tous les répugner, eux les soumis, eux les débauchés-sans-savoir-pourquoi, eux les endormis, eux les zombis psychotropés jusqu’à leur dernier neurone, eux les cyniques, eux les derniers hommes. Regarde comme on nous a balancés entre naissance et mort et regarde comme on se réjouit de ramer à pleine vitesse du début à notre fin, anesthésiés, bourrés de pilules, de sucre et d’alcool pour oublier cette grande aberration et vite vite vite s’y abandonner.
Tu vois comme il est beau le sexe aujourd’hui : une nouvelle oppression. Les extases froides se vendent comme des petits pains chauds. On se fait sodomiser dans des gang bang sans visages, les menottes aux poignets, le fouet à la main avec en prime toutes les instructions pour orgasmer comme-il-se-doit en déclamant les versets de la sacro-sainte Bible de la libération des vieilles mœurs empoussiérées. Les films pornos, les petits bestsellers cochons, les émissions où des rats de laboratoire en rut tentent désespérément de mimer l’authentique, et autres confiseries libidinales, sont à peu près tout ce qu’il nous reste comme élévation pour nos corps esseulés. Entends-tu mon désir de leur régurgiter mon profond dégoût, de n’être plus qu’une affreuse dissidence dans ce monde de séduction siliconée et de coups de foudre numérisés? Je leur réciterais une prose terriblement obscène où les parades des corps ne pourraient que les scandaliser et où le sperme qui coulerait serait là pour éclabousser l’immense vide laissé par l’absence de leur âme. J’ère à travers des flux de bruits qui ne me disent plus rien et, à travers mon propre silence, j’entends au loin tes mots, de vrais mots, les seuls que mes oreilles laissent approcher. Toi aussi, je te fulmine, mais c’est la faute de cette trop grande solitude qui fait surgir la violence de mon désir pour toi.
Pognée, complètement pognée en moi-même, coincée, je me dis que nous sommes finalement en 1984, mais qu’ici la haine et la fureur parlent un autre langage, avant tout celui de la haine de soi. Nous voilà enfermés non plus dans des maisons en décomposition avec Big Brother qui nous regarde, mais dans des camisoles de force d’une blancheur si immaculée qu’elles en sont translucides. Plus personne ne nous regarde; notre propre regard s’est détourné de nous. De quoi suis-je à ce point en manque ? De quoi suis-je donc tant nostalgique? Peut-être de cette chose qui n’a jamais existé et qui s’écrit avec une lettre majuscule, cette chose qui m’aurait extirpée de la banalité, celle-là que tu connais : si collante. Je suis là, pathétique, broyant du noir, à espérer cette Beauté chimérique, aussi inaccessible qu’un petit corail coulé à jamais dans une boule en verre, vision d’un idéal fossilisé qui n’appartient pas au présent, qui n’appartient sans doute pas non plus à l’Histoire. Tes mots évoquent cette Beauté, tortionnaire et pour cela, je te remercie et je te déteste.
Je rêve de marcher nue vers toi, sereine, les pieds effleurant au passage l’herbe haute d’une immense prairie et, dans un silence de mort, ta bouche s’ouvre et tous les mots de ta révolte en dégringolent avant de s’épandre, juste pour un moment de dissonance, plus irrévérencieux que toute la colère du monde; j’ai pensé que tu ferais encore mieux avec ta langue. Je rêve à ta capitulation absolue sous le soleil de notre bêtise, à ton corps grand et clair qui me prend dans un mouvement qui vaut bien toute leur ingratitude.