L’époque des tables pour deux
En ce temps-là il y avait
d’inéluctables poignées de mains
d’une moiteur monstrueuse
à vous glacer le sang en cubes
qui débouchaient inévitablement
sur de longues conversations vouées à l’échec
gangrenées de rires protocolaires
à l’abri sous un cadrage de porte
dont la peinture éternellement fraîche
faisait exprès d’effleurer nos jupes
déboutonnées par souci de négligence
Bien sûr il y eut
de sauvages attentats
contre nos échangeurs d’air, caméscopes,
sèche-cheveux, taille-bordures et gaufriers
de petits miracles flambant neufs
mais sans garantie prolongée
qui nous obligeaient à ramper
jusqu’au service à la clientèle
tous les dimanches après-midi
pour nous abîmer dans des files d’attente
pleines d’ambiguïté et prétextes
aux attouchements les plus sincères
nous plongeant systématiquement
dans la nostalgie d’un coït 100% bio
C’était la belle époque
des piscines creusées d’une tiédeur intolérable
des heures de pointe sans l’ombre d’une pause publicitaire
et de la litière à chats parfumée
dont le parfum était encore plus insoutenable
que l’odeur qu’elle s’employait précisément à masquer
Il y avait trop de spéciaux sur
les décorations de Noël
mais pas assez de choix
des emballages cadeaux si grandioses
qu’il était pratiquement criminel
de les déchirer pour en dévoiler le contenu
source intarissable de malaises
En ce temps-là
délabrées par le 9 à 5
nous passions de longues heures devant le miroir
à nous trouver affreuses et difformes
à nous insurger contre cette incapacité pathologique
à nous agencer avec nous-mêmes
nous étions la terre sainte des stylistes
un plat de résistance jeté en pâture
à des légions de faux ongles
notre mal du siècle mis en plis
épilé à l’acide, farci à l’autobronzant
purgé de toute trace d’âge
Et s’il nous arrivait de succomber
aux conseils beauté
nous gardions la pose
jusqu’à l’article de la mort
Nos semaines étaient devenues
le théâtre d’adorables tragédies tendances
et faciles d’entretien
des films d’horreur miniatures
tournés à notre insu
dans la salle de bains fraîchement rénovée
où d’extravagants faits vécus
restaient tapis dans l’ombre
guettant l’esquisse d’un bien-être
pour nous sauter à la gorge
et nous transformer
en machine distributrice
d’anecdotes embarrassantes
«vous devinerez jamais ce qui m’est arrivé»
s’était imposé comme le refrain
de notre chanson thème
Nos temps libres
représentaient un véritable fardeau
qu’il était impossible
de déléguer à nos adjointes
des tonnes de jours fériés
à ne plus savoir quoi fêter
plus de congés de maladie
qu’il n’existe de maladies
douze semaines de vacances
payées et pluvieuses
même par temps ensoleillé
où nous étions contraintes
d’avoir des loisirs :
s’inventer des traumatismes d’enfance
faire pitié dans les vitrines de magasins
consulter des dizaines de docteurs
afin de leur soudoyer
un diagnostic de malformation congénitale
pouvant expliquer
la fausseté de notre sourire
N’importe quoi pour oublier
qu’il n’y avait rien à faire
et donc faire l’impossible
pour s’ennuyer de manière convaincante
En ce temps-là
nous étions continuellement
au mauvais endroit
au mauvais moment
en même temps que nous-mêmes
attablées à une table pour deux
au cœur d’une plantation de tables pour deux
À perte de vue des tables
dont l’une des deux chaises
était injustement condamnée
à porter tout le poids
d’un manteau détrempé
d’une sacoche pleine à craquer
ou de l’absence chronique
d’un partenaire de quelque chose
enfin
quelqu’un de qui s’inspirer
lorsque viendrait le temps d’achever
le fond trop sucré
d’un café froid