William S. Messier – Bon Match




1. Au pied des deux cheminées de l’Incinérateur des Carrières, juste avant que le Plateau devienne Rosemont, en plein cœur de la ville, le parc Laurier grouille. Joggeurs et sportifs en tenues légères s’arrêtent aux modules qui longent la bordure est du parc pour se lancer des medecine balls et faire des tractions sur les modules spécialement conçus pour eux. Parents et grands-parents se réunissent autour des jeux pour enfants à l’occasion d’une fête familiale quelconque. Leurs brûleurs réchauffent des saucisses fraîches du marché, ajoutant au vacarme estival un petit sifflement à peine audible et quelques effluves de Francort et de Toulouse. Entre les grandes allées transversales du parc, celles qui convergent devant le chalet principal et qui sont bordées d’érables centenaires, des gens de tous âges mangent, rient, se lancent le frisbee, apprennent à jongler ou à manier les bâtons du diable, boivent leur peine, trinquent à leurs plus récents succès, se courtisent ou se caressent. Ici, une rangée croche de couples en piquenique picolent au son de guitares plus ou moins bien accordées. Là, un sans-abri s’enfonce dans une poubelle près du chalet principal, en émerge tout fier et adresse un pouce en l’air aux cieux en tirant du contenant une bouteille de blanc qu’un quidam aurait jetée à moitié pleine.

Sous la réalité étincelante d’un soleil de fin d’après-midi de juillet, les deux sacs de plastique contenant chacun douze canettes de Pabst Blue Ribbon ont beau cogner sur la roue avant de son vélo, faire tourner son guidon et raser lui faire quitter la piste cyclable pour foncer sur le cours de yoga prénatal, rien ne saurait ternir ce moment.

Au milieu de cette verdure effervescente l’attend un terrain de balle où il renoue hebdomadairement, depuis quelques semaines, avec les joies des sports d’équipe, des discussions animées entre deux tours au bâton, de l’anticipation d’un fly en sa direction, du son d’un contact franc avec la grosse balle. Là l’attendent un terrain de balle et quelques Martres ou quelques LFCD, selon le tirage des gants avant le match. Un terrain réservé, temporairement occupé par un groupe de joueurs de soccer qu’il faudra gentiment demander d’évacuer. Un terrain, donc, où il passera une partie de l’été.

Il pose les bières sous le banc dans le dug-out en tâchant de ne pas interrompre la conversation de ses amis et il file vers le champ pour siffler la fin du match de soccer. En chemin, il remarque que l’employé de la Ville est venu poser les buts et tracer les lignes. Ces quelques traits de craie ajoutent une certaine légitimité à sa ligue de balle-molle et, surtout, à l’intervention qu’il s’apprête à faire. Il pense au match à venir, à quelques stratégies qu’il devrait adopter pour mieux jouer : visualiser les jeux, prendre le temps de bien viser avant de lancer, attendre sa balle, etc. Il se dit que ce sera un match serré, comme toujours. Il arrive enfin près d’un gardien de but qui sait clairement ce qu’on vient lui annoncer. En quelques mots, la nouvelle tombe et il peut regagner le dug-out où déjà une douzaine de joueurs de balle se préparent. Il rejoint prestement ce haut lieu, ou plutôt cet encavement, ce dalot de philosophie brute, de vraies affaires et de poésie ordinaire. Il se tait et enregistre.


– Pauvre gars, dans le fond. Avez-vous remarqué qu’il y en a toujours un de la gang qui continue à pousser la balle, même après que la moitié des joueurs ont déjà commencé à ôter leurs spikes ou à remettre leur t-shirt ?

– Il sait juste pas comment finir. C’est un perfectionniste.

– Pauvre gars. Il est là à courir comme un cave après une balle quand presque tout le monde a arrêté de jouer.

– Moi, c’est ceux qui le suivent, mais comme mollement, qui m’intriguent. Des indécis.

– Pis t’as toujours le doyen qui les ramène sur Terre : « OK, les boys. Vous êtes tout seuls. Vous avez l’air caves. »

– « Lâche prise, l’gros. Lâche prise. »

– Hé ! Bambino !

– En gougounes, à part ça. Ça va ?

– Ce gars-là aime vraiment beaucoup trop le soccer.

– Ça fait que c’est quoi l’affaire des bunts, là ? On a tu le droit ou ben si on n’a pas le droit ?

– Demande à Nareau, c’est lui, le scholar.





2. Seize gants de balle gisent sur le sable du diamant comme un bûcher autour duquel sont rassemblés seize ticounes plus ou moins intellos en vêtements plus ou moins sportifs. La tension du tirage se fait sentir et un silence prégnant s’installe, ponctué par quelques cris hâtifs de retardataires. Il se penche pour lancer le premier gant, dresser le premier camp, planter le premier drapeau et son cerveau fait le balancier, gauche-droite, avant même que sa main ait touché le moindre cuir. Après quelques mouvements, il repère son propre gant et l’envoie à gauche en espérant avoir gagné à la loterie de la balle-molle. Aucune façon de le savoir si ce n’est qu’en jaugeant la qualité des gueux avec qui il affrontera l’ennemi, le LFCD à abattre. Gaillards, fiers-à-bras, petits torrieux et petites torrieuses : ils sont les Martres d’un soir.

Quelqu’un tire à pile ou face et le sort décide qu’il sera dans le champ pour débuter la partie. Sur la piste cyclable qui longe la clôture au fond du terrain, un merveilleux vélo orné de mille lumières et de centaines de réflecteurs attire son attention, tandis qu’il se dirige vers son troisième but. Il se demande s’il faut lire cette apparition comme un signe du destin, un clin d’œil des dieux. Sous le signe de la victoire des cheminées de l’incinérateur, il se rappelle que son stéréo, ce matin, lui promettait une journée flambant neuve.

D’où il se tient, il entend les conversations de ses adversaires. Il ne peut s’empêcher de tendre l’oreille, en attendant que le premier lancer quitte la main de son lanceur partant et que la beauté du sport en bonne compagnie et l’excitation d’une saine compétition captent toute son attention.


– T’as la passe où un gars demande à la fille de mettre une crotte dans un bas pis de le frapper avec. Ça, ça s’appelle un Hot Carl. Pis si c’est avec un bas de nylon, ça s’appelle un Hot Karl avec un K. T’as la passe où le gars met la fille par en arrière pis juste au moment où il va jouir, il donne un coup de poing de toutes ses forces sur la nuque de la fille. Ça, ça s’appelle un Donkey Punch.

– Fausse balle.

– Go, les Céline ! Attends ta balle, mon Leroy !

– Une variante du Donkey Punch, c’est quand un gars demande à la fille c’est qui le boss juste avant de la frapper. Quand elle se retourne, il crie Rémy Girard. Ça, ça s’appelle un Rémy Girard. T’as la passe où une dizaine de gars sploutchent dans la face de la même fille. Ça, ça s’appelle un Bukakke. Une variante du Bukakke, c’est quand les gars sploutchent tous, chacun son tour, dans le même Tupperware pis ils vont tous ensemble le donner à une fille qui sait pas nécessairement ce qu’il y a dedans. Ça, ça s’appelle un Bukakke-mystère. T’as la passe où une fille branle le gars avec son aisselle. Ça, ça s’appelle un Right Guard. Si la fille s’est pas fait le poil des aisselles, ça s’appelle un Right Guard Plus. T’as la passe où le gars met la fille dans les founes, pis après dans la bouche pis que, sans faire exprès, il lui fait comme une moustache de crotte. Ça, ça s’appelle un Dirty Sanchez.

– Eurk.

– Oh ! L’attrapée du siècle ! Attaboy, Messier !

– Ostie de face à fesser dedans, pareil.

– Maudit fendant, Messier !

– C’est qui après Brodsky ?

– T’as la passe où la fille fait une crotte sur le torse du gars pour s’asseoir dessus par après pis se frotter du devant vers l’arrière dans sa propre crotte. Ça, ça s’appelle un Cleveland Steamer. Dans la même catégorie, t’as la passe où le gars fait une crotte dans la viviane de la fille pour se mettre la bizoune dedans par après. Ça, ça s’appelle un Alabama Hot Pocket. T’as aussi la passe où le gars prend une bouchée de pizza, la crache dans la viviane de la fille pour se mettre la bizoune dedans par après. Ça, tu me vois venir, ça s’appelle une Pizza pochette. Si c’est Elvis Stojko qui le fait, c’est une Pizza pochette de McCain.

– Deux retraits, come on, les Céline, on part la machine !

– C’est qui après Archibald, gang ?

– T’as la passe où le gars met la fille par en arrière pis juste avant de jouir, il crache sur le dos de la fille. C’est juste quand la fille se retourne que le gars la prend par surprise pour lui sploutcher dans la face. Ça, ça s’appelle un Marcel Béliveau. T’as la passe où deux gars font du sexe avec une fille qui parle pas français pis qu’ils se mettent à lui parler en bouts de paroles de tounes de Vilain Pingouin. Ça, ça s’appelle un Rudy Caya.

– Va falloir que quelqu’un surveille les saucisses.

– Grenier, c’est tu toi, après Towner ?

– T’as la passe où le gars met sa bouche sur la viviane de la fille en jouant à Docteur Mario au Nintendo 64. Ça, ça s’appelle un 64.

– O.K., ta gueule, Grenier. C’est à ton tour de batter.





3. Il faut voir ce qu’un léger retard dans le pointage peut faire au visage d’une Martre. Ce retour à l’enfance hebdomadaire laisse coi et, avec une accumulation d’erreurs en défensive, peut assommer le moral. Leur attention est dirigée principalement vers le diamant de sable sur lequel s’échauffent les LFCD. En jetant un coup d’œil vers le marbre, une suite de bustes apparaît comme une fresque. Les Martres sont debout, fières, leurs avant-bras posés sur la clôture, et attendent le premier lancer d’une manche cruciale. Ici, deux d’entre elles jasent en regardant l’avant-champ, décelant peut-être une stratégie défensive retorse des LFCD. Là, trois autres Martres s’échangent des railleries et profèrent quelques insultes à l’endroit d’un lanceur célinien imperturbable. L’ensemble des joueurs porte les marques d’une fatigue tolérable : leurs yeux plissés paraissent vitreux, ils boivent leurs Pabst sans trop d’entrain, certains font de grands mouvements circulaires avec un bras en se tenant l’épaule de l’autre, certains se bourrent la gueule d’un hot-dog fumant pendant que d’autres tirent sur une clope et versent leurs cendres dans une canette vide. Il n’entend pas toutes les conversations, mais il devine qu’il s’y brasse d’aussi grosses affaires que de l’autre côté du diamant. Il se dit qu’autant de fins esprits peuvent certainement régler le sort de l’humanité entre deux manches de balle-molle.

Derrière eux, sous l’estrade, le labrador noir d’un joueur achève de gruger la laisse de cuir qui le tenait à distance de la grosse balle. Il est de ces moments glorieux dans une vie de chien qu’on ne saurait comprendre. Le retour du maître après une journée d’absence et l’annonce d’une promenade imminente ou la découverte d’une nouvelle jambe à caresser amoureusement sont de bien minces plaisirs à côté de ces rares élans de joie. Aujourd’hui, Kami ouvrira une brèche dans son existence et renouera quelques secondes avec la vie sauvage. Or, il faut croire que l’attrait du diamant de sable n’agit pas que sur les joueurs car c’est exactement en cette direction, par la porte de la clôture entrouverte près du dug-out des Martres, que le labrador part en flèche. Durant une fraction de seconde, les Martres ne voient qu’une ombre filer sous leurs yeux. La balle vient à peine de quitter la main du lanceur que le chien traverse le terrain et l’attrape en plein vol. Un « Kami ! » autoritaire résonne dans le parc tandis que le chien poursuit sa course autour des buts, la balle bien logée entre ses crocs. Les premiers LFCD sur son chemin sont hésitants, ne semblent pas trop à l’aise, restent immobiles en souriant et finissent visiblement par convaincre Kami que c’est de bonne guerre et que le fun est pris dans la place. Le chien fait deux tours des buts et échappe aux bras qui s’étirent pour l’arrêter. Quelques Céline s’accroupissent au passage de la bête et tentent une approche tranquillisante mais Kami n’est pas dupe.

Du côté des Martres, c’est la folie. Des sifflements fusent de toutes parts, on rit aux éclats en se tapant les cuisses, on crie des encouragements au chien, on fait cul-sec et on se décapsule une autre Pabst. Tout énervé, il monte sur le banc de l’équipe pour mieux voir la course folle de Kami. Serait-ce l’étincelle qu’il leur fallait ? Le spectacle d’un animal perdu dans un univers presque entièrement contrôlé par l’humain – comme un chien dans un jeu de quille, mettons – galvanise les troupes. Kami finit par remettre docilement la balle à son maître et se fait escorter vers la sortie du diamant. Sa langue pend d’un côté et sur sa bouche haletante, on jurerait lire un sourire. La promesse d’une journée flambant neuve paraît tout à coup réalisable.


– Who let the dogs out ?

– Hou ! Hou ! Hou ! Hou-hou !

– Hélène, c’est à toi.

– Envoueille, Hélène !

– J’avais comme un feeling qu’il se passerait de quoi de-même. Une intuition. Quand le joggeur s’est bêché dans le fond du terrain, j’étais tout seul à l’avoir vu. Mais il y avait de quoi dans l’air qui me disait que quelque chose de-même arriverait. C’est électrique, à soir.

– Kami était tellement content. On peut perdre, maintenant. J’ai l’impression qu’on peut perdre, à soir, man. Parce qu’on vient d’être témoin de la joie pure.

– C’était comme écrit dans le ciel. Yes, Hélène ! Oui, madame ! You’re up, Huot !

– Pis la joie pure, man, c’est un win dans mon cœur. Je dis ça de-même.

– Huot ! Huot ! Too Huot to handle !

– Qu’est-ce que tu mets dans ton roteux, Larry ?

– Toute.

– Toute ?

– Toute est dans toute. Oh ! Oui, le Rockin’ rouquin !

– Feeling Huot, Huot, Huot !

– Cours-la, cours-la ! Oué ! Attaboy, Hélène ! Les Martres du Centre-Sud n’ont pas dit leur dernier mot !

– Toute est dans toute, mais il me semble qu’on joue tout croche pareil.

– Moi, je dis qu’il y a rien qui arrive pour a-rien.

– Vas-y, mon Pascal ! Attends ta balle.

– C’est quoi les points ?

– C’est ça qui est ça. Toute est dans toute.

– Ils mènent six à trois, mais on remonte la pente. Regarde ben ça.

– Céééééliiiine, wouhou ! Near, far, wherever you are…





4. Le soleil frappe le dug-out des Martres et devient de moins en moins réel dans l’horizon montréalais. Les avions dessinent de nouvelles latitudes. Une dizaine d’adolescents hipsters boivent et fument dans les estrades derrière des LFCD aux mines abattues : leurs adversaires ont pris les devants dans une suite de manches extraordinairement prolifiques. La huitième tire maintenant à sa fin. Les familles commencent à paqueter leurs choses dans le parc à jeux, les guitares se font moins entendre et sonnent toujours plus désaccordées et deux sans-abris se tiennent derrière le marbre, près du charcoal, et attendent qu’on leur offre des saucisses trop cuites tandis qu’un autre valeureux bum tend timidement son sac de plastique vers une Martre en espérant qu’elle y déposera quelques corps morts. La fin du match coïncide avec un changement de shift dans le parc Laurier. L’employé de la ville est accoté sur le back-stop et regarde le dernier jeu avant d’aller récupérer les coussins des buts. Tout est de plus en plus tamisé. Le dernier lancer quitte la main du lanceur des Martres, c’est cogné en chandelle dans l’avant-champ. Troisième retrait, merci bonsoir.

De travers dans le diamant, les joueurs forment deux lignes parallèles et avancent dans des directions opposées. La sempiternelle poignée de main de fin de match vient entériner la camaraderie qui s’est renouvelée, ce soir. Dans le simple mouvement des gants de balle, deux équipes sont nées et ont combattu. Les mains sont encore chaudes dans le corridor de bons sentiments qui s’étire entre les deux colonnes de joueurs.


– Bon match.

– Bon match.

– Bonne game.

– Belle attrapée.

– Bon match.

– Good job.

– Belle game.

– Rase-toi. Pouilleux.

– Bon match.

– Dans ta face, Gaudette.

– Toute une partie, pareil !

– Bon match.

– Savard, tu m’en dois une.

– Bon match.

– Bon match.




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