1. Le triomphe de la mort
J’en reviens toujours à ça : le baseball est le seul sport d’équipe dont toutes les phases peuvent en théorie durer éternellement.
Penses-y bien : c’est ton tour au batte, tu vas au marbre, t’as trois prises/quatre balles, mais avec les fausses balles qui comptent pas, tu pourrais rester là jusqu’à l’hiver. Tu t’en vas jouer le reste de la manche au champ centre? Tiens-toi prêt, tu pourrais être là pour cinq ans; si t’es pas payé pour jouer, t’es aussi bien de t’amener ta bière. Tu joues à la balle tous les lundis soir? J’espère que tu aimes le monde avec qui tu joues, y compris ceux de l’autre équipe, parce que tu pourrais être pogné avec eux autres jusqu’à la retraite.
Le baseball est soluble dans la littérature parce qu’ils sont tous les deux des arts du temps. Là où l’esprit grossier voit un jeu interminable, le poète voit l’infini.
Personne ne s’engage dans un truc avec l’intention de perdre, mais ça arrive pourtant. Comme dans un texte qui pourrait servir de définition au mot « Littérature », si les dictionnaires acceptaient des définitions de 96 pages : Le triomphe de la mort de Don DeLillo, court roman kaléidoscope qui raconte la défaite des Dodgers de Brooklyn aux mains des Giants de New York, le 3 octobre 1951. En neuvième manche, avec deux morts et deux hommes sur les buts, Bobby Thomson des Giants a frappé fort la balle rapide lancée par Ralph Branca vers le champ gauche défendu par Andy Pafko. Pafko a couru pour essayer de la rejoindre, espérant surtout qu’elle rebondirait sur la clôture pour lui donner une dernière chance de l’attraper. Mais non. La petite sphère couturée lui est passée par-dessus la tête et est allé s’écraser dans les estrades. Ce n’est pas pour rien que les annales de ce sport sont pleines de perdants magnifiques et de malédictions. Jouer au baseball, c’est être prisonnier du temps.
Pour l’éternité dans la peau du gars qui a lancé cette balle.
Pour l’éternité dans la peau du gars qui n’a pas pu la rattraper.
Pour l’éternité dans la peau de Jackie Robinson qui est resté sur le terrain, incrédule, en espérant que Thomson oublierait de toucher un de ses buts comme Fred Merkle en 1908.
Pour l’éternité dans la peau des gars qui ont gagné ce match-là pour aller s’aplatir en Série mondiale contre les Yankees.
Aujourd’hui, le bâton et les spikes de Bobby Thomson sont au Temple de la Renommée, son jersey est dans le petit musée d’un collectionneur privé, mais on n’a jamais retrouvé la balle. Don DeLillo lui-même, dans son Underworld, et le documentariste Bobby Siegel ont fait grand cas de cette disparition, mais, pour moi, ça ne fait pas de mystère : la balle est encore là, suspendue pour toujours dans les airs au-dessus du Polo Ground démoli, sous le regard ébaubi du fantôme de J. Edgar Hoover, du fantôme de Toots Shor et du fantôme de Frank Sinatra.
2. Élégie pour Rubén Gómez
En 1954, les Giants sont retournés en Série Mondiale et ont gagné en quatre matchs contre les Indians de Cleveland qui venaient pourtant de remporter 111 rencontres en saison régulière, un record dans la ligue américaine.
Le 3e match a marqué la victoire du premier lanceur portoricain à jouer dans un match de Série Mondiale : Rubén Gómez. C’est aussi lui qui a lancé une victoire de 8-0 la première fois que les deux anciennes équipes de la Grosse Pomme se sont rencontrées, après être devenues les Giants de San Francisco et les Dodgers de Los Angeles, en 1958.
Véritable héros à Porto Rico où on accueillait chacun de ses retours comme l’armistice, Ruben Gomez a joué 28 saisons d’hiver dans la ligue des Caraïbes pour les Cangrejeros de Santurce et les Vaqueros de Bayamón. Dans la quarantaine, entre 1968 et 1970, il a aussi lancé deux saisons dans la ligue senior du Saguenay, pour les Bombardiers de Chicoutimi. Je n’invente pas ça. Le dépisteur au Québec des Phillies de Philadelphie, Henri-Paul Duval, était un bon ami à la fois de Gómez et du juge Edmond Savard, le propriétaire des Bombardiers. Il les avait mis en contact. Rubén Gómez a adoré le Saguenay, je ne sais pas trop pourquoi. Je pense qu’il s’était fait de bons amis là-bas, qu’il aimait faire la fête et que les femmes du pays lui faisaient de bien belles façons, avec son sourire à 5 millions de dollars et ses hanches montées sur roulement à billes. En 1992, quand Félix, le fils du juge Savard, est devenu gérant du Ricochet, un terrain de golf public à Chicoutimi, Rubén Gómez, qui était aussi tout un golfeur, s’est mis à venir tous les étés travailler comme pro.
Rubén Gómez était le plus beau et le plus doux et le meilleur des hommes. Une chose qu’il n’aimait pas toujours du Saguenay, c’était la tendance de n’importe quelle petite bière à tourner à l’épique soûlerie. Une fois que mon père, Félix Savard et leur ami Richard Tremblay dit « Pénis » étaient comme ça en train de laisser leur 19e trou prendre des proportions pantagruéliques, Rubén est sorti dehors vers le terrain de pratique et m’a fait signe de le suivre. Il m’avait entendu me plaindre, plus tôt dans la soirée, de ce que mes coups de départ étaient trop courts. Il voulait m’aider. Il m’a regardé frapper des balles pendant environ 10 minutes, avant de me diagnostiquer, dans le français qu’il avait, un problème de back swing.
—Tu montes ton bâton plus vite que tu descends. Tu frapperais ta balle en haut, 300 verges, mais en bas, 150.
Il m’a montré à lever le bâton très très lentement dans les airs, en conservant toute ma concentration et ma force, avant de l’abattre sur la balle comme un grand coup de hache, en fouettant pour suivre l’ellipse imposée par le swing. Rubén m’a fait répéter les gestes longtemps, dans le vide, puis il m’a dit « OK, t’es prêt ».
J’ai mis une balle sur le tee, j’ai pris une grande respiration, j’ai vidé mon esprit et j’ai frappé exactement comme il le fallait, sans lever les yeux de sur la balle ni penser à rien d’autre. La balle est restée longtemps dans le ciel noir au-dessus du driving range, l’écho du coup résonant dans le crépitement des lumières et le rire homérique des buveurs attardés au clubhouse. La balle a atterri loin devant nous et a roulé longtemps, jusque quelques mètres devant la pancarte du 300 vgs. Et c’est là qu’il s’est passé la chose la plus merveilleuse qui soit : Rubén Gómez a dit « Attaboy! » et m’a serré la main très fort avant de me prendre par les épaules comme un coéquipier.
Après ça, je suis parti vivre à Montréal. Je n’ai plus jamais revu Rubén Gómez et je n’ai plus jamais drivé 300 verges. Mais je me souviens encore d’avoir vu ma main engloutie dans celle du lanceur, une main énorme, une vraie paluche d’orang-outang, à la fois douce et calleuse. Je me souviens encore de la fois où à Chicoutimi (Saguenay), of all places, j’ai serré la main de toute une époque et lancé une balle tire-bouchon bien vicieuse à Jackie Robinson, Ted Williams, Mickey Mantle, Willie Mays, Hank Aaron et Stan Musial.
3. Sisyphe champ centre
Il ne faut pas se méprendre sur notre place dans cette valse du grand temps, même lorsqu’on serre la main des légendes. S’élancer dans la mathématique parfaite d’une joute de baseball, c’est mesurer avec force notre propre fragilité devant l’écoulement du temps et la futilité de toute résistance à son cours. La structure infinie du baseball vaut pour chaque joueur, les grands comme les petits, comme un memento mori.
Souviens-toi que tu vas mourir, le jeu seul est éternel.
Comme Sisyphe poussant un rocher sur son monticule pour le voir inlassablement redescendre, chaque joueur de balle utilise pour lui seul un langage secret, toute une cabale d’élans inutiles et de courses éperdues, de gestes vides répétés comme des incantations pour retarder un peu la fin de la manche, la fin du match et la fin de l’été. Pour l’esprit grossier, tout cela est absurde. Les joueurs sont là, sur le terrain, un contingent d’olibrius qui éructent des encouragements et des insultes entre deux gorgées de bière, affolés de temps en temps par le bruit d’une balle frappée suspendu dans le crépuscule au milieu de l’odeur écœurante des hot-dogs. Pour l’esprit grossier, le baseball n’est qu’un demi-sport dégénéré, bon pour endormir les téléspectateurs insomniaques et pour faire bouger un peu les fumeurs invétérés.
Mais il y a là un jeu, avec tout ce que ça a de vulgaire et de glorieux. Un jeu éternel comme le monde et cruel comme la vie, qui peut te briser le cœur ou t’enfermer dans la répétition infinie d’une seule et unique erreur, un jeu où tout est toujours à recommencer. Un jeu qui a le mérite de donner à tous les enfants de la balle, aux naturels comme aux serpents à lunettes, aux grugeux de balustre comme aux enfants de chienne, aux tempérants comme aux bois-sans-soif, aux bellâtres comme aux laiderons, aux saintes-nitouches comme aux marie-couche-toi-là, aux biens nés de Rosemont comme à la racaille du Centre-Sud, bien du plaisir et beaucoup de secondes chances.
Albert Camus terminait son grand essai consacré à l’absurdité de la condition humaine sur ces mots :
Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
S’il fallait imaginer Sisyphe champ centre, il serait celui qui s’élance sciemment, envers tout bon sens, mais à la gloire de son équipe, dans le piège du diamant de sable, en oubliant le poids de l’infini à la recherche d’un bref moment de perfection, quitte à être retiré sur un pop fly, contraint au ballon-sacrifice ou réduit à la trahison pitoyable d’un bunt.
S’il fallait imaginer Sisyphe champ centre, on lui ferait dire :
Put me in, Coach. I’m ready to play.
Procurez-vous ses histoires publiées aux éditions du Quartanier ICI