Poème sale a demandé à 52 auteurs d’écrire sous l’influence du bavardage. Lisez leurs textes du 1er au 28 février 2013. Retrouvez les textes publiés antérieurement dans notre Table des matières
Gueuloir (épreuve du -)
Non mais soyons sérieux au risque d’être triviaux, moi, quand je ne possédais qu’une machine à écrire, j’étais parfaitement entouré. Et ça me semble parfaitement lié, cette perte. On s’invitait sans s’annoncer et on savait recevoir aussi alors. Mais l’ordinateur est arrivé, j’ai oublié longtemps qu’écrire à la main se pouvait encore et comme plus personne ne s’invite je suis tout seul et il m’arrive de gueuler, en bon capturé de l’écran.
À l’époque où l’on s’invitait encore, je leur soumettais mes poèmes à l’épreuve du gueuloir. Des tripes qui s’étalent en alexandrins réguliers et qui riment, ça n’invente rien mais ça torche à l’oral. J’ai sans doute bien fait d’arrêter, ce n’étaient pas de bonnes raisons. Je m’entends roter plus souvent que parler aujourd’hui, sauf quand on me paie pour le faire, je suis donc à moitié aphone mais quand je tape, ça compense.
J’ai tapé pour un hebdo-cul sept ans. C’était parfait parce que deux ou trois jours après avoir tapé, ça paraissait sur du papier et qu’en me relisant je pouvais déjà sentir le poids de 200,000 lecteurs orienter mes corrections. Le sentiment du destinataire m’est terriblement important. C’en est au point que les machins qui doivent mijoter dans le privé semblent à peine exister. Écrire pour soi dans un secret nécessaire promet de l’informe et du pas-fini: enlisement quasi-garanti.
Alors quand je suis passé au débit haute vitesse huit ans en retard sur tout le monde plus rien n’a été pareil. Anachronique, je tâche encore de bloguer en long et en large de temps à autre mais je me retiens. Avant les stats des compteurs, avant l’espoir d’être lu, avant la réalisation que chacun, dans cette toile, officie souvent sans trop le savoir en véritable flic du bon goût, en flic de ce qui se dit ou ne se dit pas, de ce qui est recevable ou non, de ce qui mérite qu’on réponde ou pas, je me suis représenté un lecteur disposé à tout recevoir et à me suivre partout. Jamais je n’ai aussi vite ni souvent touché le mot “fin” qu’au cours de cette période-là. Ce lecteur présumé semble plus heureux maintenant de retrouver en ligne des formes convenues selon ses attentes, critiques de livres et critiques de films, que d’aller vers le total What-the-fuck. Les exégèses à n’en plus finir sur les films de Kubrick allongeant plus de cent mille mots semblent déjà du passé, c’est triste. Combien de vues pénétrantes dans un tweet?
Aussi au bout de la boucle on en revient à la solitude que l’écran ne sert parfois qu’à travestir, à vous faire croire moins seuls que vous l’êtes. Tous ces détours pour en arriver à la même question et au même constat finalement; que le secret est une fondation nécessaire à l’identité, que l’essentiel se forme dans ce qu’on sait garder pour soi, quand on se débranche, qu’on attend l’heure. Le livre le plus impossible aujourd’hui c’est Les Carnets du sous-sol, et donc l’un des plus importants; Flaubert ne gueulait pour personne. Il était aphone lui aussi. Pensons heureux, pensons cachés.
Jean-Philippe Gravel écrit le blogue All Work And No Play sous le pseudonyme de Je-Me-Moi. Ce n’est pas la seule chose qu’il fait.