G – Samuel Archibald

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Poème sale a demandé à 52 auteurs d’écrire sous l’influence du bavardage. Lisez leurs textes du 1er au 28 février 2013. Retrouvez les textes publiés antérieurement dans notre Table des matières




GRAPHOMANIE

« It’s not writing, it’s typing. »
— Truman Capote, à propos de Jack Kerouac.





Chaque génération littéraire a ses fétiches.




Pour la mienne, les 1079 pages d’Infinite Jest assument un rôle proche de celui qu’a joué le «scroll» d’On the Road pour les Beats : la trace, inscrite à même le substrat de l’écriture, d’une ampleur et d’une urgence.


Avant Foster Wallace, l’éléphantiasis littéraire était l’apanage des littérateurs populaires comme Stephen King (à qui on doit l’expression), qui l’avaient eux-mêmes piqué aux romanciers middle brow des années 70-80. Les pavés de King se fondent sur les mêmes présupposés que jadis les best-sellers de James A. Michener ou de Gore Vidal. Plus précisément, selon cette hypothèse très WYSIWYG qu’un objet imposant sur le plan physique le sera aussi sur le plan intellectuel, ou à tout le moins, qu’il nous en donnera plus pour notre argent. Cette confusion s’étend jusqu’à la critique sérieuse. Au-delà d’un certain nombre de page, l’œuvre littéraire se dérobe à la critique, se béatifie comme pour honorer les sacrifices consentis par son auteur. Qui irait dire du Underworld de DeLillo, du Tunnel de William H. Gass ou, plus près de nous, de La constellation du lynx de Louis Hamelin que ce ne sont pas des œuvres monumentales? Pas moi.


Un fait demeure, cependant : la question est légitime et pourtant ne se pose jamais.


À la suite de l’icône immolée des lettres américaines, la brique littéraire est devenue un genre en soi. En témoigne la publication par McSweeney’s, en 2010, du The Instructions d’Adam Levine (1026 pages en format dictionnaire) ou la sortie chez nous de La fiancée américaine d’Éric Dupont (576 pages en Garamond 4 pts). Les exemples, bien sûr, pourraient être plus nombreux. Chaque tome vaudrait comme l’image métonymique de son propre contenu, mais aussi comme le témoignage matériel d’une quantité et d’une vitesse. Un ami me disait récemment avoir calculé que William T. Vollmann a fait publier, entre 1987 et aujourd’hui, pas loin de 10 000 pages. Le Québec n’est pas en reste avec VLB, qui pond des essais de 1100 pages comme je mets les poubelles au chemin. Parmi les écrivains de ma génération, c’est Jean-Simon DesRochers qui est en train de s’imposer comme le graphomane en chef : 672 pages pour La canicule, 359 pour Le sablier, un modeste 140 pour son récent Demain sera sans rêves, le tout sur une période de quatre ans, un bilan très respectable surtout quand on sait qu’il nous prépare un bétail de 1000 pages et des poussières.


Avec ma mauvaise foi habituelle, il m’arrive de me demander, devant les prouesses de ces matamores : « Y a-t-il au moins quelques bonnes pages à sauver dans ce déluge? » C’est que bien sûr, j’appartiens à la catégorie opposée : celle des rétensifs. Ceux qui jouent les parcimonieux, mais qui ont leur propre façon de bomber le torse, plus frimeuse sans doute que l’urgence d’écrire des graphomanes. Voyez cette collection de 7 haïkus que j’ai mis 28 ans, deux psychanalyses et sept séjours en âshram à compléter? Voyez ce recueil de nouvelles que j’ai peaufiné sur une période de 12 ans?


C’est ça, c’est ça, c’est ça.


Sans doute par jalousie, donc, la propension de certains à produire du texte au kilomètre me fascine. Peut-être aussi, parce que j’y vois, à l’heure des médias sociaux, un type particulier de résistance et de réaction. Les blogues sont un lieu où prospère l’élan quantitatif des graphomanes : autant dans le volume que dans le nombre. L’un des blogues québécois qui me semblent les plus importants aujourd’hui, All Work And No Play, animé par mon coreligionnaire en « G » Jean-Philippe Gravel, expérimente beaucoup sur ce qu’il est permis d’attendre d’un billet de blogue, laissant certaines entrées enfler jusqu’à atteindre des dimensions d’articles et de chapitres d’essai. L’an dernier, en lisant un billet intitulé « Sang d’homme, sang de bête », consacré à l’affaire Magnotta ou, plus exactement, à la spectature, sensible et sensée, de la vidéo maudite du meurtre de Lin Jun, j’ai compris ce que me séduisait tant dans la productivité textuelle phénoménale et la vitesse d’exécution des graphomanes contemporains : au-delà du morceau de bravoure, la capacité à opposer et à imposer aux flux du numérique, eux-mêmes infinis, voix et formes humaines.




Samuel Archibald, c’est-à-dire moi, n’aime pas beaucoup parler de lui-même et moi non plus. Ça nous fait au moins un point en commun.





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