P – Mathieu Poulin

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Poème sale a demandé à 52 auteurs d’écrire sous l’influence du bavardage. Lisez leurs textes du 1er au 28 février 2013. Retrouvez les textes publiés antérieurement dans notre Table des matières



PROCRASTINATION



Alors que la très grande majorité des textes publiés dans le cadre de cet abécédaire sont rédigés depuis à peu près un mois, j’ai terminé le mien ce matin, vers les deux heures trente.


Je pourrais me la jouer fonné-conceptuel et prétendre que cette rédaction in extremis s’inscrit dans une logique de « recherche » par rapport à ce mot que j’ai choisi il y a déjà sept ou huit semaines, mais ce serait malhonnête. Il n’y a rien de méta dans ma procrastination. Elle est authentique, douloureuse, systématique, voire pathologique. Elle nuit depuis presque toujours à ma performance en tant qu’être humain et prend racine dans une question qui, si elle peut sembler absurde, n’en demeure pas moins d’une grande tristesse.


À quoi bon travailler quand internet existe?


M’installer devant Word et fixer la petite barre clignotante jusqu’à ce qu’une pensée se matérialise dans un style qui me satisfasse, ou aller vérifier, pour la huitième fois de la soirée, l’évolution en temps réel de mon pool de hockey? Plonger à l’intérieur de moi-même pour y trouver le germe de l’invention, ou me repaître de montages des meilleurs moments d’Anchorman sur Youtube? Réfléchir, ou me laisser doucement bercer par le flot continuel de mauvais gags affublés du hashtag du jour?


L’échec de la création est toujours à un onglet de distance.


Cette résolution de « lire moins de cabochonneries sur internet » pour consacrer ce temps perdu à la productivité ‒ incluant cette espèce de productivité passive qu’est la lecture d’œuvres littéraires ‒, je la prends à peu près trente-cinq fois par année, seulement pour l’oublier dès le lendemain matin, alors que mes bookmarks ont pas mal tous été mis à jour. En fait, tel est peut-être le plus grand ennemi contemporain de la littérature : un web qui se régénère constamment, qui est sans cesse dans la nouveauté, dans l’éphémère, et qui doit donc toujours être saisi au passage, sans quoi on risque ‒ ô grande phobie d’aujourd’hui ‒ de passer à côté de quelque chose. Le livre ne changera pas, il est fixé pour de bon, confortablement installé dans notre bibliothèque ; il peut attendre. Et plus le temps passe, plus je constate que bon nombre mes livres sont drôlement patients.


C’est cependant lorsqu’elle vient saboter la productivité « active » ‒ lire, pour la majorité d’entre nous, l’écriture ‒ que la procrastination est la plus insidieuse, puisqu’elle ajoute à la griserie de la fuite cette paralysante sensation de culpabilité. La procrastination serait-elle judéo-chrétienne? Je ne crois pas, mais ça fait une belle formule. (Et me voilà qui constate que le cabotinage est également, d’une certaine façon, une forme de procrastination.) Cette culpabilité qui gâche tout, qui nous empêche de réellement savourer notre petite rébellion par rapport à la responsabilité ‒ ou par rapport à notre propre ambition. Prenons ce texte ; j’en ai reçu la commande il y a de cela deux mois. Pas de problème, me disais-je, ça tombe drette pendant mes vacances, je vais avoir du temps en masse, je vais pouvoir pondre quelque chose de pas pire. Depuis, je me lève chaque jour avec la volonté de m’y mettre pour vrai, mais je suis aussitôt happé par la constatation qu’il me reste encore un peu de lousse et je deviens du coup vulnérable aux charmes de Chrome, qui me fait de l’œil du bas de ma barre des tâches. Aujourd’hui, alors que je n’ai absolument plus de marge de manœuvre, que le soleil et ma blonde sont bien couchés, je réalise que j’ai gaspillé mes vacances, n’osant jamais rien entreprendre pour ne pas nuire à mon efficacité rédactionnelle, mais n’écrivant finalement jamais pour vrai. Sans parler de ce nœud au ventre, qui gagne en intensité chaque soir, au coucher, alors que je fais le (bien maigre) bilan de ma journée.


Ça, c’est pour un texte de 500 mots. Et même une fois la rédaction bien amorcée, cette espèce de nécessité de fuir me guette toujours ; depuis que j’ai commencé, en milieu de soirée, à écrire cet article, j’ai pris une vingtaine de « pauses » d’au moins cinq minutes, incapable de résister à l’attrait d’un web si facilement accessible qui, je le sais, ne me satisfera jamais. Alors imaginez lorsque vient le temps d’écrire un roman.


C’est quoi mon hostie de problème?!


Peut-être suis-je inconsciemment rebuté par l’idée de consacrer beaucoup d’efforts à la production d’un texte dont la durée de vie sera, internet oblige, très courte? Peut-être suis-je aliéné par la quantité d’information disponible par le biais d’un seul clic? Peut-être ma capacité de concentration est-elle de plus en plus diminuée par la sur-stimulation? Ou peut-être essaie-je trop de rationaliser la chose, étant simplement vedge et ayant, dans ma vie, fumé trop de weed? Peut-être suis-je terrorisé par la possibilité de l’échec? Peut-être









Mathieu Poulin est professeur de littérature au Collège Ahuntsic et il co-anime, depuis une bonne couple d’années, l’émission La swompe, sur les ondes de CISM. Il a commencé à devenir vraiment bon au Xbox à partir du moment où il a décidé d’écrire un roman.



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