Poésie – Pascale Guertin

MICHELLE FURLONG, Rêves sous la peau, 2011, graphite, encre, acrylique sur papier (http://www.galeriedeste.com/artist/MICHELLE_FURLONG/works/)
MICHELLE FURLONG, Rêves sous la peau, 2011, graphite, encre, acrylique sur papier (http://www.galeriedeste.com/artist/MICHELLE_FURLONG/works/)





monochrome


ce soir on s’égare sur la Darling avec nos gros doigts de pied scandaleusement enflés dans nos Dr Martens par les premiers frissons de la saison orange

pas plus tard que tout à l’heure nos pieds tuméfiés

nos pieds clownesques comme le magasin jaune en bas de ton chez toi rue Aylwin foulaient des pavés clandestins qui existent seulement parce que les grandes rues les grands boulevards sont trop éloquents pour eux

constellés de cordes à linge ils offrent la plus belle vue de sets de patio à Montréal

on est nez à nez avec le petit quotidien ici dans ces grands beaux corridors de l’envers de la vie

juste parce qu’il faut toujours un entre-deux juste pour dire que quelqu’un quelque part fait la part des choses

tu comprends avec toutes les cartographies enfermées dans ta tête

je m’arrête quelques instants te considérant gravement

il y a en toi quelque insouciance comme une insouciance de guide touristique chinois

on longe sans trop le savoir la rivière Ontario tu dis que bientôt on sera arrivé




tu connais toutes les couches sédimentaires les alcôves de la ville et surtout surtout ton Hochelaga houblonneux
quand les vents qui le veulent bien girouettent leurs excitateurs olfactifs vers les humains chercheurs d’écumes consentants




davantage aléatoire que les grandes railleries des grands vents maritimes, je leur trouve une fois sur deux des effluves vanillés à tes frères Molson




ces pavés on les a martelés de nos bottes-marteaux toute la soirée encore profane de sa noirceur toi plus lourd que moi donc plus marteau que moi

je savais pas trop comment t’annoncer ça, mais tu devais lui faire plus mal à l’asphalte qu’à moi
pas grave pour changer de sujet on a débouché sur une grand-route

je cherchais les fossés les saules les sycomores un bivouac caché quelque part ça m’a foncièrement déroutée de ma première idée principale




toi tu ne remarquais rien moi j’ai reçu en pleine figure toute cette grisaille ce grisâtre de grisette des grands enfants grisés de la Sainte-Catherine

dans leur lit de béton de bétonnières qui traversent les grands boulevards plus vites que ce qui va vite vite
en berçant au passage l’usine qui braille toutes les grises nostalgies du monde

dans sa grise couverture métallique grisâtre
et le fleuve archiplein de grisets en arrière-plan
les victimes du Grand Dédale Gris




tu étais déjà en train d’enjamber à pleine gueule l’immensité de ce qui précède nos pas

je sais à ce moment-là tu étais ivre de plein de choses en même temps

t’es pas daltonien toi tu la vois toujours toujours chatoyante tu la peinturlures de tes yeux trop subjectifs

pour être objectifs
ton amante ta Hochelaga




plus ton indice relatif de bonheur augmentait plus le mien se ravalait devant ces divergences pigmentaires

impossibles et titanesques entre le toi et le moi

je pourrais pas t’expliquer comme je sais que tu aimerais que je t’explique les grandes instances les grandes dispositions de la vie les pourquoi de l’abîme les raisons précises et scientifiques de l’arbitraire

tu vois je ne pouvais pas te dire pas t’avouer ça comme ça

comme un Hiroshima dans ta soupe comme un Tchernobyl dans ton sous-sol
que Hochelaga moi je la vois




EN MONOCHROME
MONOCORDE
MONOTONE




tu liras c’est tout écrit pourtant dans les livres secrets qui n’existent pas

dans notre monde à nous je t’en ferai une liste

une longue longue liste au stylo à bille rouge de son encre




ainsi pour mettre des mots sur mon revirage-sur-un-dix-cenne je t’ai dit on s’en va tu, mais c’était davantage un on s’en va tu qui sous-entend le s’en-allage du moi sans le toi ou si tu préfères l’éloignement géographique en fonction des points cardinaux opposés du toi à l’encontre du moi
parce que




PARCE QUE LE GRIS




ce fut frappant à quel point ces mots tout droit sortis de ma bouche juste pour toi après avoir cogité dans ma personne te ravirent tes allures de personne exaltée

de personne aux yeux chinois non pas parce que t’es chinois, mais parce que tu t’égayais de la beauté de ce rendez-vous orchestré entre tes deux maîtresses




tu comprenais tout comme on comprend si bien quand on ne comprend rien

les mises en abyme de ton esprit se transposaient sur la ville au rythme à la cadence de nos pas sur le liséré improbable du trottoir

tes lèvres remuaient plus vite que le silence

l’étendue de la confusion qui s’en extirpa m’apparût comme un hymne une ode à nos vingt ans montréalais à la vie telle qu’on la conçoit quand on veut qu’elle soit comme on la conçoit




tu regardais partout tu parlais tu parlais tellement tu entravais ma concentration alors que j’essayais de me souvenir de mes pas amnésiques




finalement ta rue




Aylwin




j’arrive pas encore à saisir toutes les subtilités de sa prononciation elles ne s’accordent jamais parfaitement avec les mouvements exécutés par ma bouche et les résonnances de mes cordes vocales

Ça me donne un accent de James Wolfe

de Speak White
de Pauline Marois
de malaise




toi tu me dis que ça te fait penser à la pension Almayer




nous sommes devant ton chez toi je vois ton magasin au-dessus duquel tu habites maintenant je peux te confirmer qu’il est jaune-pour-de-vrai





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