Le huitième texte d’une série qui réfléchit sur un Québec en crise. Vous pouvez retrouver les textes précédents ici : I, II, III, IV, V, VI, VII
Le doute est ma plus grande qualité et mon plus grand défaut. Positivement, j’entends le doute au sens d’esprit critique, ce réflexe de remise en question qui agit comme rempart contre la complaisance et la naïveté. Depuis le début des actions militantes contre la hausse de frais de scolarité, je suis plus que jamais guidé par ce doute, qui m’empêche tout autant d’avaler sans chigner les arguments généralement vides et fallacieux balancés avec arrogance par le gouvernement, que de relayer sans hésiter un discours étudiant parfois un peu trop romantique, un discours aux accents de vierge offensée et bien-pensante. Mais négativement, ce doute me contraint trop souvent à l’hésitation, à cette hésitation stérile qui, sous-tendue par la paralysante peur de se tromper, débouche plus souvent qu’autrement sur l’inaction.
Or voilà : en période de crise sociale, cette inaction n’est pas acceptable.
Idéologiquement, j’ai toujours été pour l’accessibilité aux études supérieures. J’ai toujours cru qu’il fallait encourager chaque individu à bénéficier d’études universitaires, fort efficaces pour, justement, développer l’esprit critique. J’ai milité pour la première fois en ce sens lorsque j’étais au baccalauréat, en 2005, contre les 103 millions de Fournier. L’expérience fut très formatrice, voire transformatrice, autant socialement, discursivement que créativement. Cette fois, je ne suis plus étudiant, je suis prof. Logiquement, j’estime encore l’éducation. Et lorsque j’ai vu le mouvement actuel prendre forme, lorsque j’ai commencé à réellement prendre conscience des enjeux, j’ai par le fait même compris que mes responsabilités avaient évolué. Que le rôle que j’avais à jouer allait, du moins en partie, changer.
Avant le déclenchement de la grève, des représentants de l’association étudiante du collège où je travaille sont venus à quelques reprises faire des topos en classe. Parfois convaincants, parfois malhabiles, mais toujours enthousiastes, ils y allaient d’un argumentaire de base : l’université coûte déjà cher, il faut encourager l’égalité des chances au succès, les riches vs les pauvres, les recteurs sont des crosseurs, Jean Charest est un crosseur. Il fallait être contre la hausse. Et même si, au plus profond de moi-même, je croyais qu’il fallait effectivement s’opposer à ce dégel brutal et mal foutu, systématiquement (mais après leur départ, je suis poli), je remettais en question l’argumentaire de ces représentants, j’exposais les sophismes et les exagérations (surtout au niveau des chiffres). Ça pouvait certes nuire à la l’efficacité de leur performance rhétorique, mais ça redonnait un peu d’objectivité au discours duquel ils étaient un pôle. Après tout, je suis prof de français ; mon travail, c’est de déconstruire et d’analyser les discours qui nous entourent (littéraires essentiellement, mais les outils de base sont les mêmes pour tous les types). C’est également d’enseigner à le faire par soi-même. Et pour déconstruire un discours, fondamentalement, il faut douter de son innocence, de sa bonne volonté.
Évidemment, le même exercice était fait avec les différentes « voix du pouvoir », qui font usage de stratégies fort semblables pour convaincre. En tant que prof, le doute devint plus qu’une habitude, il devint une responsabilité. L’essentiel était, selon moi, d’exhorter mes étudiants à s’informer, à s’intéresser à une question sociopolitique qui les toucherait directement et contre laquelle une structure d’opposition était en train d’être organisée. Mais pour bien s’informer, il fallait d’abord douter de l’information qui était diffusée, il fallait se méfier, contre-vérifier, ne pas s’abandonner à la paresse de l’acceptation docile. Et, alors que d’entrée de jeu je les sentais encore distants, hésitants à se lancer dans l’arène de la véritable vie citoyenne, je les vis de plus en plus curieux, de plus en plus enclins à discuter et débattre de la question, de plus en plus conscients que certains enjeux (qui les dépassent peut-être individuellement) méritent d’être pris au sérieux. Après quelques semaines de réflexion, la grève fut déclenchée, et elle dure encore aujourd’hui, symbole d’un doute collectif envers la bonne foi du gouvernement. Le doute est ici, à mon sens, constructif.
Le problème, c’est que, depuis le début de la grève, même si je m’implique assez activement dans le mouvement de contestation de la hausse (plusieurs manifestations, lecture boulimique sur le sujet et transmission de beaucoup d’information), je ne peux m’empêcher de douter de la légitimité de notre lutte. J’ai de la difficulté à concevoir qu’une aussi large partie de la population puisse être aussi agressivement contre les revendications étudiantes, qui m’apparaissent pourtant justifiées. La « majorité » peut-elle avoir tort? Difficile à soutenir, surtout à la lumière de la logique très démocratique qui fait la fierté des étudiants. À force de vouloir faire - peut-être pour alléger ma conscience — l’avocat du diable, j’en deviens hésitant, je me remets en question, je fais, périodiquement, des pas en arrière pour retrouver la bien plus confortable (mais stérile) posture de l’observateur. Un jour je suis dans la rue, le lendemain je me demande s’il faudrait accepter une quelconque offre gouvernementale. Comme si j’avais peur d’avoir tort, que nous militions pour une mauvaise décision.
L’hésitation provient de la peur des conséquences de son choix, de la peur de subir le contrecoup d’une décision ne jouant finalement pas en sa faveur. C’est la peur du changement. Et c’est probablement ici que je peux commencer à comprendre le doute ambiant envers le combat mené par les étudiants. Cette majorité, ouvertement hostile ou simplement immobile (comme l’entend Fabrice Masson-Goulet), est frileuse, elle se replie sur le discours officiel parce qu’elle craint la force de la voix qui réclame que les choses changent, cette voix qui peut-être fut déjà sienne, cette voix qui annonce un changement de garde. Le doute peut être un fort vecteur de conservatisme.
Tous s’entendront : la crise actuelle a déjà réussi à polariser la population québécoise, à la diviser profondément autour d’un enjeu dépassant la trivialité des faits divers. Depuis longtemps nous vivions dans un calme relatif, une harmonie sociale reposant sur la docilité et la réticence à l’affrontement. Aujourd’hui, l’affrontement est quotidien : plus jeunes contre plus vieux, grévistes contre haussistes, manifestants contre policiers, gauche contre droite. C’est dans cette mesure que l’on peut prétendre que le Québec a changé : il est à vif. Certains le remettent en question, d’autres redoutent le changement. On pourrait même, dans l’absolu, dire que le Québec doute de lui-même, mais ce serait peut-être surexploiter mon filon.
Cette dynamique d’affrontement disparaîtra-t-elle par elle-même au fil des prochains mois?
J’en doute.
par Mathieu Poulin
Avec
Laurie Bédard
Charles Dionne
Gautier Langevin
Alice Michaud-Lapointe
Fabrice Masson-Goulet
Samuel Mercier
Jean-Benjamin Milot
Éric Samson
Ce texte est publié en simultané sur La Swompe